Internet, moyen de communication actuel ultra moderne, peut parfois être le réceptacle de toutes sortes de théories plus ou moins farfelues. Une de celles qui se répand le plus actuellement, dans les milieux spécialisés, les replis du network, en somme l’underground hyper réflexive de la fibre optique concerne Michael Gira et son groupe les Swans. Il existe apparemment un théorème absolument infaillible pour connaître la qualité d’un disque de Michael Gira (en solo, avec Swans ou Angels Of Light) sans y avoir au préalable jeté une oreille. Ce théorème, que l’on nomme sobrement G.T (Gira’s Theorem) se présente sous cette forme : S = U x T.
U pour ugliness ; T pour time et S pour success. En somme pour qu’un album de Michael Gira soit réussi (Success), il faut multiplier la durée en minutes (Time) par la laideur de la pochette (Ugliness). Pour ceux connaissant un tant soit peu la discographie des Swans, ce concept s’applique à merveille (à l’exception de »My father will guide me up a rope to the sky » ne réunissant aucune des conditions et pourtant excellent. Le mystère reste entier.). Quelques preuves : »Soundtracks for the blind » : double album de 2 h 20, pochette sans intérêt, album excellent »White light from the mouth of infinity » : un petit 70 mns au compteur mais une pochette particulièrement réussie dans son genre (la série des Martine revue façon Alice chez pervers pépère), album génial »The Seer » : double album de 2 h, pochette frôlant l’atroce (entre le yorkshire et le dentier, je n’arrive toujours pas me prononcer pour le plus ignoble des deux.) monument adoubé à sa juste valeur par le public et la critique. Jusque là , ce théorème fonctionne au-delà de toutes les espérances. Qu’en est-il cette semaine avec la sortie du nouvel album ?
En toute logique, selon le G.T, toutes les conditions sont réunies pour faire de, « To be kind » un des meilleurs disques des Swans. Pochette élevant la laideur au rang d’art et double album de plus de deux heures.
La théorie, c’est bien mais quid de la pratique ?
Après les deux heures, on peut l’affirmer en toute objectivité : ce théorème a raison sur toute la ligne.
Difficile pourtant de faire mieux que le monumental »The Seer » me direz-vous. Pour autant, « To be kind » ne fait pas mieux mais jeu égal. Pas de façon aussi frontale, au contraire, c’est beaucoup plus pernicieux voir insidieux. Avec »The Seer » l’apocalypse vous la viviez en live, direct dans l’oeil du cyclone. La claque, vous vous la preniez d’entrée. Suivait après une succession de bourre-pifs, coups de tatane et autres joyeusetés du même acabit et ce, deux heures de temps.
« To be kind » c’est la même vision mais post-apocalyptique.
Ce qui veut dire ? En clair Gira met la sulfateuse à torgnoles de côté (pas trop loin non plus hein, si on veut capter l’attention de l’auditeur sur deux heures, faut tout de même lui en coller quelques unes) et insuffle dans sa musique une dimension cinématographique, psychédélique pour ne pas dire spirituelle, ainsi qu’une forme de tension des plus efficaces. En somme, les chansons ne vous sautent plus à la gorge ni ne vous déchiquettent la trachée tel un yorkshire possédé par le dentier de pépé, mais auraient une sérieuse tendance à vouloir vous étouffer. Insidieusement. Et ce dès les premières secondes de »Screen shot » blues rampant, énigmatique, inquiétant, qui se déploie puis s’enfonce dans un paysage à la fois familier, chaotique et désolé, dans lequel la tension, élément primordial du morceau, monte crescendo et finit par vous gicler dessus »Just a little boy » voit l’influence cinématographique se dérouler au travers d’une bande-son cauchemardesque : le tempo se ralentit, la température augmente sérieusement, le paysage a des allures de western sous influence Lynchienne, le spectre d’Earth rôde partout et Gira se mue en une sorte d’Howlin’ Wolf sous acides, aidé en cela par des samples semblant sortis tout droit de »Freaks ».
Ces deux morceaux introductifs illustrent parfaitement la dualité de, « To be kind » : celle qui se base sur l’héritage de »The Seer » grâce aux coups de lattes que sont »She loves us, oxygen » le final de »Screen sho »t ou »Bring the sun/toussaint l’ouverture » et celle qui permettra au groupe de lui survivre en développant des atmosphères très cinématographiques (« Just a little boy, some things we do, to be kind »).
Pourtant, réduire »To be kind » à cette scission serait le résumer à peu de choses et lui faire injure. L’album navigue constamment entre deux eaux mais pas seulement. La rage, cette recherche à n’importe quel prix de la performance (plus haut, plus fort, plus loin) présents dans »The Seer » font place ici à une étrangeté inquiétante, à un apaisement de surface (apaisement dans le sens Swans du terme hein, faut relativiser tout de même) perturbé par des remous intenses en profondeur, des coups de sang homériques et même à une faillibilité inédite jusque là . De fait, »To be kind » contrairement à « The Seer » connaît quelques moments faibles, surtout sur le second disque : »Nathalie Neal » notamment, seul morceau de l’album cédant parfois à la facilité, ainsi que quelques minutes au début de »Kirsten Supine » et dans une moindre mesure le morceau de clôture »To Be Kind » les deux finissant tout de même par l’emporter grâce à un final d’une intensité remarquable. En revanche, les moments forts (le premier disque complet, ainsi que »She Loves Us » et »Oxygen » sur le second, plus les finals décrits ci-dessus) sont quant à eux bien supérieurs à ceux de »The Seer » : de par la richesse et la diversité des atmosphères proposées, des influences parfaitement assimilées (on voit par moment le spectre de Primal Scream circa »XTRMNTR » sur »She loves us » les Doors, Nick Cave et d’autres encore), de cette capacité à donner le meilleur d’eux-même sur des morceaux d’une longueur effrayante ou quel que soit le genre abordé, les Swans semblent condamnés à l’excellence. Que ce soit le psyché façon The End des Doors (avec le génial et intense court-métrage historique que semble être »Bring the sun/Toussaint L’ouverture ».), la pop (revue façon Swans, soit totalement ravagée, sur a »little god in my hands »), la musique concrete (l’effrayant »Some things we do » récité de façon atonale, impersonnelle sur un lacis de cordes à glacer les sangs), le groupe de Gira s’accapare tous les styles, tous les genres et les fait sien avec une maestria effrayante ainsi qu’une cohérence remarquable. Au final, »To Be Kind » finit par impressionner de façon plus durable encore que »The Seer » mais pas pour les mêmes raisons. Car si on navigue toujours dans les mêmes eaux, le mastodonte tout en muscle dévastant tout sur son passage se transforme ici en félin sachant apprivoiser l’auditeur, jouant avec ses émotions comme un chat avec une souris, pour mieux le dévaster sur la longueur. Le résultat se révèle donc être identique au précédent album, impressionnant, mais plus subtil, et surtout bien plus passionnant car moins épuisant, plus homogène, maîtrisant les silences, les zones d’ombre, se dévoilant à chaque nouvelle écoute.
En somme, Swans apparaît avec ce disque comme une entité en mutation permanente, détentrice d’un son, d’une identité très forte, réfléchie mais avançant à l’instinct, véritable rouleau-compresseur néanmoins capable de finesse, ayant pour ligne de conduite d’évoluer, ne pas se répéter. Semblable quelque part aux Bad Seeds (que la formation actuelle du groupe rappelle franchement) de la très grande époque, capable d’allier l’intransigeance de »Tender prey » à la moiteur de »Let Love In ». Un grand écart que Gira et ses Bad Seeds accomplissent sur un seul album, le tout sans lasser.
Bien sur, à un tel niveau d’exigence et d’excellence, on ne peut que rendre les armes, s’incliner et prononcer la seule sentence qui soit :
Chapeau bas M. Gira. (Et merci d’étayer des théories semblant farfelues mais se révélant être au final d’une objectivité irréfutable.)
Christophe Ciccoli
Swans – To Be Kind
Label : Mute
Sortie : 12 mai 2014