Adrien, qui habite avec son frère Achille dans un petit port de pêche, passe pour l’idiot du village. Du moins c’est que les gens prétendent en détournant sournoisement le regard sur son passage. A son retour de la guerre, c’est vrai qu’il n’était plus tout à fait le même, commençant à promener sa folie douce dans le quartier. Mais Adrien se fiche bien de ce qu’on peut penser de lui. Il sait qu’il a raison, car tel un poète, il voit et pressent les choses comme nul autre, il est le pont entre le monde réel et le monde invisible. Dommage que personne ne veuille ni l’écouter ni le croire, y compris Achille, qui déprime depuis que ses amis ont disparu corps et biens avec son propre bateau. Et puis il y a ce gamin triste et solitaire, qui passe ses vacances au port à attendre ses parents partis naviguer parce que la mer lui fait peur. Ce livre donne lieu à un dialogue entre un sage et un fou, entre un enfant bien trop sage et un adulte pas si fou »
De prime abord, j’avoue avoir eu quelque appréhension à la vue du graphisme et de la mise en page. Appréhension assez vite contredite par une lecture plutôt fluide malgré l’absence de cases et une disposition en apparence anarchique, mais il est vrai qu’un quelconque semblant d’ordre aurait paru déplacé pour un ouvrage faisant l’éloge de la folie et de la liberté. Un tel parti pris était pour le moins risqué et Gabrielle Piquet relève le défi avec brio. Comme guidé par les muses de Cocteau, son trait épuré et fragile serpente entre chaque page avec une telle grâce, une telle légèreté, que j’ai à peine réalisé être arrivé à la fin de cet OPNI (Objet poétique non identifié), envoûté que j’étais par la musicalité des textes.
Oui assurément, cette histoire se lit comme une chanson, quasiment d’une seule traite, comme un conte pour enfants pas sages croyant à l’impossible. Sa petite musique pleine de douceur finit, l’air de rien, par nous prendre au piège de ses sortilèges dont on se révélera la victime consentante, selon notre capacité à rêver, notre curiosité à voir au-delà du visible. A ce titre, la confrontation entre l’adulte et l’enfant est intéressante dans le sens où les rôles sont comme inversés : le premier, transformé par une guerre traumatisante, sauvé peut-être grâce à son imagination exaltée et sa folie » infréquentable » apparaît beaucoup plus vif et joyeux que le second, » petit enfant fripé » à l’âme déjà » flétrie » et gouvernée par une frileuse raison, démonstration éclatante qu’il n’y a pas d’âge pour être jeune, pas davantage que pour être vieux. Cet album sans prétention, tout en humilité, devrait dévoiler ses multiples petits joyaux étincelants à qui sera réceptif (encore qu’une seule lecture n’y suffira sans doute pas), invitant chacun à laisser s’exprimer sa folie au lieu d’en avoir peur, à briser ses chaînes et à déchirer son voile de cécité.
Laurent Proudhon
Les idées fixes
Scénario & dessin : Gabrielle Piquet
Editeur : Futuropolis
96 pages – 17,00 €¬
Parution : 6 Mars 2014