†œUne chanson, ça vous escorte dans les grandes euphories de l’existence, les allégresses de bonheur partagé, mais ça vous colle aussi aux semelles les soirs de grande débandade, quand le baromètre intime affiche maussade avec insistance.† Voilà pourquoi ces †œcent fous chantants sur le fil† (le sous-titre de cet ouvrage bien orchestré et joliment illustré par Sylvain Gibert) touchent notre corde sensible.
Le corpus était pléthorique. Sur 600 pages, Delbourg affiche en fanfare la subjectivité de ses choix, revendiqués †œsans copinage†. Si 100 de nos auteurs – d’Aristide Bruant à Vincent Delerm – ont droit à un premier rôle dans cette tragi-comédie musicale, ce n’est pas seulement sur la foi de leur notoriété. Ainsi, Jean Constantin, Ricet-Barrier, Jacques Debronckart, Yvan Dautin… ont voix au chapître au côté des vaches sacrées comme Ferrat (†œle Bové de la ritournelle†), Léo Ferré (†œanarchiste monégasque†) ou Francis Cabrel (le †œmousquetaire de la luzerne†).
Si ceux-là tiennent le haut de l’affiche, leurs portraits fins et malicieux, truffés de calembours chers à leur auteur, sont l’occasion de brosser un panorama plus vaste de la chanson, de restituer l’ambiance d’une époque, sans faire l’impasse sur la †œcouillonnade chromatique†, de Ah, les p’tits pois à Viens Poupoule.
Qui se souvient de Pierre Perrin et de son Clair de lune à Maubeuge ? Qui sait que Francis Lemarque a signé la musique de Playtime, le film de Jacques Tati ? Que Gérard Manset est l’auteur du Chimène de René Joly et Gérard Lenorman celui de La fille de paille pour Bardot ? Patrice Delbourg arrache à l’oubli les noms de ceux qui n’ont parfois chanté qu’un seul été, et pour qui les trompettes de la renommée ont mis une sourdine depuis longtemps. Il leur offre un rappel à nos mémoires infidèles. Il rassemble les familles artistiques, se penche sur les filiations (Vassiliu n’est-il pas à sa manière †œun pionnier de la world music† ?), recense les réussites et les fausses notes dans des carrières pas toujours réglées comme du papier à musique.
Patrice Delbourg a de l’amour à revendre pour l’art de la ritournelle, mais il peut aussi donner les grandes orgues contre †œles roitelets télévisuels†, †œla musique de fond† et †œles rimailleurs de hits†.
Il n’est jamais aussi jubilatoire que dans ses dézingages fortissimo des intouchables comme Guy Béart et ses †œdoucereuses confiseries†, Benjamin Biolay (†œchef de troupeau parmi les ruminants de tubes sur mesure†) ou Yves Simon (†œpeut-être aurait-il dû faire de la poterie, du macramé ou confectionner des colliers de nouilles†).
Ce livre est aussi l’occasion d’une réflexion subtile sur ce qu’est la chanson.
†œUne ritournelle, ça ne tombe pas du ciel (« ) Tant qu’elle n’est pas chantée, mouillée par la mélodie, la chanson n’existe pas. En plus, il ne faut pas avoir peur du ridicule.† Si toi aussi tu penses qu’une chanson peut être 2’35 de bonheur et une forme ultime de l’art, que le microsillon fut la plus belle conquête de l’homme, te voilà en parfaite harmonie avec ce livre enchanteur.
Brigitte Tissot
Les funambules de la ritournelle
Patrice Delbourg
Editions Ecriture
615 pages – 29,95 euros
Parution : septembre 2013
Extrait :
†œLes chansons de Brel planent, éternelles : la place de Broucker compte ses omnibus, les marins se mouchent encore dans les étoiles, la tignasse du cousin n’a toujours pas vu un peigne et les amants débutants font des brouillons de baisers sur les statues du square. Il n’y aurait que des amputés du coeur pour ne pas frissonner devant ces textes parsemés de copains de bordée dépassant le quintal, de courses paniques de Vierzon à Vesoul, de kermesses à tous bastringues, de vent du nord qui fait craquer les digues. Beaucoup de pépites inexplorées gisent encore entre les remparts de Varsovie et les lavoirs des mélancolies.†