C’est peu dire que Jules Ferry divise : on s’accorde généralement à louer en lui l’homme des lois scolaires, l’artisan de l’école laîque ; mais cet assentiment est comme entaché par l’entreprise coloniale. De fait, celui que l’on surnomma »Ferry-Tonkin » fut l’homme le plus haî de la classe politique de son temps : homme du clivage, donc. Mais que savons-nous encore aujourd’hui de celui qui oeuvra à l’installation durable de la République dans le paysage politique français ? Assurément, son oeuvre demeure méconnue ; c’est à la redécouvrir que s’attache cette éclairante, élégante et précieuse synthèse, qui brosse le portrait d’un Ferry attaché au progrès mais soucieux de s’inscrire dans le sillage du passé.
Pour Mona Ozouf en effet, Ferry fut l’homme des nuances : cet inlassable flâneur, connaisseur des terres et observateur du quotidien, sait que la France ne s’est pas faite en un jour : les idéaux de la Révolution, auxquels il manifesta un attachement constant, ne doivent pas occulter à ses yeux le cycle lent de l’histoire et des valeurs immémoriales qu’elle véhicule. Au premier rang de ces dernières, les valeurs défendues par le catholicisme occupent une place décisive que Ferry n’entend pas rayer d’un trait de plume. Il y a là , pour nous aujourd’hui, un paradoxe, mais n’oublions pas que Ferry, dans son programme scolaire, maintient la possibilité d’un enseignement »libre » parallèlement à celui des écoles républicaines ; le catholicisme n’est donc pas un adversaire pour ce républicain attaché aux pères, et qui se méfie bien moins du curé de paroisse que de l’émergence d’un jeune catholicisme radicalisé, tourné vers l’action et bientôt prêt à défier la légalité républicaine »Refaire la France sans Dieu et sans roi » exige ainsi, pour Ferry, de ne pas faire »table rase » d’un passé qui a vu s’esquisser peu à peu les contours d’une appartenance identitaire complexe.
Ce qui ressort de Jules Ferry sous la plume de Mona Ozouf est donc bien cet attachement aux nuances de »l’identité » française, identité dont il ne doute à aucun moment mais dont il sait observer les déclinaisons multiples. Mais l’historienne fait également un sort aux nombreuses controverses que l’homme a suscitées. Ferry aurait d’abord été un adversaire de l’émancipation des femmes, ne leur réservant qu’un rôle mineur dans la réforme scolaire : l’enseignement secondaire de 1882 était, de fait, inégal, réservant aux garçons l’apprentissage des langues mortes ou de la philosophie et laissant aux filles le soin des activités domestiques. Mais Ferry n’était rien moins, selon Mona Ozouf, que l’adversaire des femmes : la laîcité était un acquis d’importance eu égard au rôle joué jusqu’alors par les congréganistes dans l’éducation des filles. Mona Ozouf nuance également le portrait d’un Ferry »colonialiste » : de fait, l’entreprise coloniale s’effectua dans la violence et la dissimulation. Pour autant, l’historienne entend rappeler que Ferry n’ignorait pas les différences relatives aux territoires conquis ; intéressante à cet égard est sa lecture du Gouvernement de l’Algérie. Mentionnons enfin les dernières pages de l’ouvrage, qui reviennent sur le travail institutionnel mené par l’homme : celui-ci échoue certes à parfaire les institutions d’une République instable, mais parvient malgré tout à tirer parti de la »Constitution bricolée » de 1875. On appréciera l’élégance du style, la précision des faits, la clarté de l’exposé ; et plus subtilement, le regard que l’historienne porte sur nos propres interrogations à travers le portrait d’un homme intimement convaincu de l’unité morale de la France.
Jean-Patrick Géraud
Jules Ferry. La liberté et la tradition
de Mona Ozouf
Editions Gallimard, collection » L’Esprit de la cité, »
128 pages, 12 euros
Parution : 10 avril 2014