On chercherait en vain dans »Visions de Barbès » cet épanchement lyrique auquel est associée souvent la déploration funèbre. Dans ce récit d’un deuil plutôt incisif, une narratrice évoque sans effusion le quartier où elle vit depuis plusieurs années ; quartier dont elle connaît les ruelles, les grands magasins, les mendiants et les voleurs, mais dans lequel elle se retrouve seule et comme étrangère à la mort de son compagnon. Nous la suivons alors dans le déroulement ininterrompu des jours tristes, dans ce recommencement des rituels quotidiens qui tout à la fois guérissent de l’absence et nous rendent plus énigmatique notre solitude, à travers une succession de scènes qui apparentent ce livre à une chronique ou un journal. Mais si l’ensemble cultive la surprise par la variété – puisque se succèdent promenades diurnes, nocturnes, dialogues, récit de rêve… – en revanche l’évocation de la grande ville est teintée d’une noirceur âpre, dysphorique, qui souvent désamorce l’émotion. Ainsi se trouve renversée la formule célèbre : » un seul être vous manque…, » puisque Barbès, au contraire des grands espaces romantiques, n’est rien moins que dépeuplé ; la narratrice y côtoie bon gré mal gré une foule disparate, nouant ça et là des relations épisodiques, tour à tour distantes et complices, rarement amicales. Il en ressort l’image d’un monde assez hostile, et le récit accuse une irréparable distance entre » Je, » et les autres, l’expérience du deuil prenant un tour austère, en porte-à -faux, eu égard aux réconciliations promises par les différentes rencontres qu’introduisent les chapitres.
Là est sans doute l’originalité de l’oeuvre, qui se refuse à raccommoder ce qui est rompu ; là est aussi son rapport problématique au lecteur, dans la mesure où ce dernier n’apparaît pas comme destinataire privilégié – confident ou complice – mais comme une figure fugitive, à l’instar de la narratrice elle-même, inconnue de ceux qu’elle rencontre ; le livre en somme, propage la solitude qu’il renferme, défait les liens qu’il tisse. Derrière cela il y a certes une intention louable : celle de ne pas verser dans l’épanchement. Les scènes de deuil qui ouvrent le livre, loin d’être larmoyantes, sont sobres et dépouillées, d’ailleurs assez belles. Mais en répudiant le pathos, Jeanne Labrune congédie aussi cette élévation des sentiments qui est le propre de la poésie et qui fait aussi la profondeur des grandes oeuvres tournées vers la mort. Avec ce qu’elle a d’emphatique, l’oraison communique bien quelque chose que la phrase brève enferme ici dans les limites du réel et de l’expérience personnelle : autant la concision sied bien à l’anecdote (et le livre n’est pas exempt de belles séquences) autant le laconisme et la neutralité du ton tendent à désamorcer le sublime contenu en germe dans les situations narrées. Le récit en fait, laisse peu de place à l’introspection, trop peu à la fantaisie (une exception notable : » un magasin extraordinaire, « ) de sorte que l’émotion s’y trouve figée. Reste alors une chronique solitaire, nocturne original, mais dont on pourra regretter qu’elle n’atteigne pas à la sublimation des sentiments personnels, prélude nécessaire à l’expérience commune.
Jean-Patrick Géraud
Visions de Barbès
Nouvelles de Jeanne Labrune
Editions Grasset
250 pages, 18 euros
Parution : 30 avril 2014