Il est certainement très désagréable de découvrir que votre femme, tout juste décédée, eut une liaison avec votre patron du temps où vous étiez encore salarié, et qu’en outre vous faisiez partie des syndicalistes les plus féroces ! Il n’en faudra pas plus à Antoine, malgré ses 70 ans bien tapés, pour se mettre en chasse de l’homme qui, d’un seul coup, vient de devenir l’ennemi à abattre, peu importe si celui-ci est un vieillard impotent, peu importe s’il doit faire plusieurs centaines de kilomètres pour atteindre la propriété de Toscane du vieux PDG. Heureusement (ou pas), il y a ses vieux copains Pierrot et Mimile, qui vont tenter d’éviter le pire en se lançant à sa poursuite en compagnie de sa nièce Sophie.
Dans Les Vieux Fourneaux, comédie à la fois légère et subversive, Lupano, scénariste très en vue depuis plusieurs années, nous démontre avec jubilation que le troisième âge n’est pas l’antichambre de la mort, loin s’en faut, avec des personnages hauts en couleur. Tout d’abord, il y a Pierrot, le plus déjanté, vieil anar à l’esprit de révolte intact malgré sa vue défaillante, qui prend un malin plaisir à perturber les soirées branchées et autres cocktails mondains, de préférence en compagnie de son groupe d’action « Ni yeux ni maître ». « C’est ça ou moisir du bulbe. » explique-t-il en guise d’excuse. Puis Antoine, l’ancien syndicaliste déprimé par la mort de sa femme Lucette mais dont la hargne anti patronale va vite se révéler plus virulente que jamais. Le troisième compère se prénomme Mimile. Sous son air jovial et bon vivant, il cache un passé de baroudeur globe-trotter, « seul blanc à avoir joué première ligne de rugby aux îles Samoa« . Il y a enfin la jeune et jolie Sophie, artiste altermondialiste et nièce d’Antoine, portrait craché de sa tante jeune. Malgré son statut de femme enceinte, elle ne se débinera pas lorsqu’il sera question d’accompagner les vieux potes de tonton pour empêcher ce dernier de commettre l’irréparable.
Ces papys flingueurs n’ont pas leur langue dans leur poche, et ils auraient bien tort, avec des dialogues qui dynamitent et dispersent avec une telle pétulance – l’esprit d’Audiard n’est pas bien loin. Sur le thème de l’adultère posthume, le scénario, en plus d’être original, est assez bien ficelé pour ce premier épisode en guise de – très bonne – mise en bouche. Pour ce qui est du dessin, Cauuet s’inspire avec virtuosité d’une certaine BD franco-belge semi-réaliste orientée « comique » : postures dynamiques, bouilles expressives, jeunes femmes bien « bidochées », enceintes ou pas (on ne pouvait pas non plus mettre que des vieux en scène), et ça fonctionne à merveille.
Et l’air de rien, ils sont rafraîchissants ces anciens et pourraient en remontrer à bien des « d’jeuns » de notre époque formatée par le rêve marketé et illusoire d’un paradis high-tech. De manière significative, nos héros chenus feraient presque une déprime en constatant que le trésor caché à proximité de la cabane de leur enfance n’a toujours pas été découvert. Drôle d’époque où les enfants naissent avec des tablettes dans les mains tout en croyant que les poissons sont carrés et les vaches des animaux exotiques. Pour autant, les auteurs ne tombent pas dans le piège du « c’était mieux avant » en procédant à un rééquilibrage par l’entremise de la jeune Sophie au tempérament sanguin. Car si elle les aime bien, ces vieux flibustiers, elle en veut aux ainés dans leur ensemble de n’avoir pas su ou pas voulu prévenir les problèmes du monde actuel, refilant le fardeau aux jeunes générations avec une insouciance consternante. La scène de la rencontre avec le groupe de retraités sur l’aire d’autoroute est parlante, si comique soit-elle dans son exagération.
En somme, sous les apparences d’une joyeuse farce, les auteurs utilisent leurs personnages pour mieux mettre en lumière et dénoncer les dérives de notre monde où les valeurs humaines semblent chaque jour céder un peu plus de terrain au profit d’un conformisme déshumanisant. Il reste que ces portraits plein de tendresse sont à la fois touchants et tonifiants, un peu dans le même esprit que Les Petits ruisseaux de Rabaté, petit bijou de la BD séniorisante.
Laurent Proudhon