» Le Livre des Tables, » nous invite à découvrir les comptes-rendus rédigés par Hugo et ses proches lors des nombreuses séances spirites qui se tinrent à Jersey, où l’auteur se réfugia suite au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. Abondantes, les notes prises au cours de ces séances offrent un témoignage précieux sur les préoccupations qui furent celles d’Hugo durant l’exil et leur publication tend à réhabiliter un épisode souvent méconnu de son oeuvre. Rappelons qu’entre 1853 et 1855 Hugo s’adonne quotidiennement, en compagnie de ses proches, à la pratique du spiritisme : les séances s’organisent autour d’une Table dont les participants doivent décoder les mouvements et à travers laquelle communiquent un nombre incalculable d' » esprits, » d’Alexandre le Grand à Napoléon III lui-même en passant par Dante, Molière, Shakespeare, Chateaubriand, etc. Le contenu des séances est transcrit sur des cahiers rédigés en grande partie de la main d’Hugo et que Patrice Boivin prend le parti de considérer comme une oeuvre à part entière de l’auteur ; oeuvre » de facto, » tout au moins, certes non parue de son vivant, mais dont Hugo a très vite envisagé une publication posthume et dont la rédaction fut l’objet d’un travail attentif.
On peut émettre quelques réserves quant à l’idée que ce texte serait une oeuvre hugolienne à part entière ; d’abord parce qu’il s’agit d’un texte rédigé à plusieurs mains ; ensuite et surtout parce que ce texte ne présente pas les caractéristiques immédiatement sensibles d’une oeuvre : on n’y trouve pas l’architecture des grands textes d’Hugo, et le » style, » en est inégal, puisque ces comptes-rendus prennent essentiellement la forme de questions/réponses adressées à la Table. Disons enfin que le texte n’a pas véritablement d’autonomie par rapport aux séances qu’il retranscrit : il est malaisé de le suivre d’un bout à l’autre sans tenir compte des circonstances dans lesquelles il fut rédigé. Mais on aurait tort, comme le rappelle à juste titre Patrice Boivin, de ne voir en ce » Livre, » qu’une expérimentation fumeuse et fantasque : peu importe, au fond, notre croyance en la » réalité, » de ces » esprits, » dès lors que celle-ci apparut à Hugo comme un fait indéniable et donc porteur de préoccupations bien réelles. Ce texte se situe en effet au carrefour de questionnements multiples, tout à la fois personnels, politiques et poétiques, dont on suit la trace au gré des différentes séances ; il apparaît bien de ce point de vue comme un support original, et même inédit, des questions posées par Hugo à la littérature. Sorte de » laboratoire, » de son écriture poétique – puisque les séances annoncent les Contemplations – texte expérimental si l’on veut, le » Livre, » s’offre comme un patchwork curieux où se mêlent réflexions et fragments poétiques, comme un dialogue renoué avec les auteurs du passé, que la » Table, » fait parler et écrire » en leur nom, » proposant ainsi des vers » inédits, » d’un Chénier ou d’un Molière. Ouvrage donc au statut vacillant, énigmatique, mais qui propose, à travers une configuration des plus inédites, de véritables » morceaux, » de littérature. On lira avec le plus grand intérêt la préface de P. Boivin, très éclairante sur les années d’exil et sur la pratique-même du spiritisme, qui prolongea en quelque sorte l’expérience des » salons, » et éclaire de façon décisive la rédaction des Contemplations, à tous égards l’un des sommets de l’auteur.
Jean-Patrick Géraud
Victor Hugo, » Le Livre des Tables, » édition de Patrice Boivin
Editions Gallimard, collection Folio
768 pages, 8,40 euros
Parution : avril 2014