Accueilli dans la collection » L’imaginaire » Gallimard, déjà bien connue des amateurs de littérature iconoclaste et expérimentale, » Le Brigand » est le quatrième et dernier roman de Robert Walser, qui l’a rédigé en 1925 sur l’un de ses fameux » microgrammes » réputés illisibles. On doit à Jochen Greven et Martin Jurgens d’en avoir exhumé, déchiffré puis traduit le manuscrit. L’oeuvre que nous lisons n’est donc pas initialement destinée à la publication ; peut-être même n’est-ce pas un » roman » si l’on tient compte des éventuels remaniements qu’aurait apportés l’auteur à ce récit décousu. Comme les textes de Kafka, il rejoint la liste des ouvrages dépris du lien originel qui les liait à leur auteur, et dont le statut est à jamais instable ; d’où peut-être, l’étrangeté de ce récit, duquel émane une impression d’inachèvement, et qui cultive volontiers l’irrévérence à l’égard des conventions romanesques.
Cette impression d’inachèvement provient de la voix du brigand, ou plutôt des différentes voix qui se superposent au sein du récit. Le narrateur en effet, digresse et perd quasi systématiquement de vue les intrigues qu’il s’évertue à nouer. La narration de tel épisode se trouve remise à plus tard, sous la forme d’une annonce laconique ( » mais de cela, nous reparlerons sans doute « ) sans que l’épisode en question se trouve effectivement narré (quelques exceptions cependant), si bien que le narrateur privilégie les conversations absurdes entre le brigand et ses opposants, au détriment d’une structuration romanesque plus » classique » en épisodes. La narration, de fait, est erratique, ce que souligne le narrateur à plusieurs reprises, et le récit multiplie les vagabondages, à l’image de son héros ; on est donc assez loin de l’esthétique du roman » réaliste » telle qu’elle a pu s’épanouir au 19,° siècle et le dialogue lui-même (technique romanesque par excellence) prend souvent la forme d’une adresse à soi ou d’un paradoxe énoncé à l’intention du public – on retrouve parfois, dans certaines remarques, le ton spirituel des bouffons shakespeariens. Quant au décor, il est instable, et le »personnage » dont on nous rapporte les mots et les gestes davantage que les pensées, semble dépourvu de psychologie, assez proche en cela des benêts qui peuplent les contes philosophiques – mais à ceci près que le narrateur, dans »Le Brigand » cultive la ressemblance avec son héros, lui accordant de ce fait un crédit notable. Le livre enfin s’offre comme une promenade et une divagation ; il faut accepter de perdre le fil de son intrigue pour l’apprécier, de se laisser embarquer par sa narration sans prendre garde aux lieux que l’on traverse, ni aux intentions de son personnage velléitaire, fantaisiste, conduit par l’humeur.
Mais le paradoxe génial du » Brigand » est que sa discontinuité n’empêche aucunement le récit d’être abouti à sa manière, ni même cohérent ; épatante est la manière dont il trouve son unité et son rythme au sein de la matière éparse, discontinue, flottante et contradictoire que lui fournit le réel. Même les formules d’annonce laconiques deviennent des » leitmotiv » qui rythment la narration au lieu de la dissoudre ; de ce fait, le texte n’est pas si inachevé qu’il en a l’air au premier abord (la fin ménage d’ailleurs un fort effet de clôture). » Le Brigand » trouve au fond sa cohérence dans la liberté-même qu’il se donne et dans le portrait de son personnage éponyme, électron-libre irréductible aux normes de la société bourgeoise, volontiers satiriste mais jamais provocant au point d’en rejeter cyniquement les valeurs : la critique est modulable, plus ou moins âpre selon les situations, et finalement plus frappante puisqu’elle ménage la surprise – ainsi lorsque le brigand revendique son sérieux contre l’oisiveté du commun. Au gré des nombreux décrochages narratifs, Robert Walser met en place un jeu savant de regards et de ressemblances : entre le personnage et le narrateur, entre le narrateur et le lecteur, et même au-delà ; l’irrévérence se propage, le récit ménageant la distance tout en offrant la possibilité de se reconnaître en son personnage et de voir le monde à travers lui : il en ressort un humour étrange, subtil, soigné dans la forme, subversif dans le fond.
Ainsi l’auteur compose un récit libre, euphorisant par sa désinvolture à l’égard des conventions romanesques, et dans lequel on pourra lire un éloge discret de la marginalité (ou du vagabondage). Le charme du récit tient à la manière dont il cultive avec humour la distance, tout en désignant son caractère potentiellement subversif – et donc bien sérieux ; à son art, en somme, de soigner l’irrévérence. Un tel procédé (qui n’est pas sans avoir ses prédécesseurs) rajeunit la fiction, déplace les frontières communément admises entre le vrai et le faux, le bien et le mal. Il en émane un esprit de contestation gaie, toujours libre, déprise à la fois des conventions du langage outré et des valeurs figées de la bourgeoisie bien-pensante.
Jean-Patrick Géraud
Le Brigand
Roman de Robert Walser
Trad. de l’allemand et postfacé par Jean Launay
Editions Gallimard, collection »L’imaginaire »
252 pages, 8,50 euros
Parution : 10 avril 2014
Première parution en 1993