Avec son format généreux, sa production travaillée et son intriguant titre, » Carnation » semble, dès sa couverture, promettre une myriade de belle choses, pour aller en délivrer encore plus. Véritable bijou autobiographique à la charpente solide d’un équilibre calculé entre intelligence et émotion, cet effort titanesque, résultat du travail d’une dizaine d’années, impose sa place dans cette tranche toute particulière et somme toute encore assez récente de la BD, là où vivent les oeuvres de David B, Craig Thomson ou encore Alison Bechdel.
De façon tantôt linéaire et narrative, tantôt conceptuelle, métaphorique et onirique, » Carnation » couche la réflexion intime de Xavier Mussat sur une passion amoureuse destructive et irrésoluble, qui semble être en soi le terrain, le niveau zéro, d’une introspection plus large encore.
Sylvia, jeune aspirante illustratrice à la verve et l’attitude incandescente, débarque à Angoulême sans réel plan ni opportunités de carrière mais se démarque par sa présence tonitruante. Tout-feu-tout-flamme, mais à la fois passive et névrosée, elle séduit le narrateur par cette malheureuse ambivalence, à la fois pathétique et fichtrement attirante. A son instar, et quoique relativement plus stable, notre narrateur se cherche tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel, coincé au creux de ces années 90 qui ne l’épanouissent pas tout à fait artistiquement. D.’un abandon volontaire, il va se laisser tomber dans les filets de cette jeune femme passionnée, toxique, qui se cherche tout autant sinon plus, mais le passionne tant elle est pleine d’ambiguîtés, de violence et de complexité. Tour à tour, Sylvia l’attire, le repousse, l’aime, lui fait mal. C.’est le récit d’une addiction nocive dont il semble impossible de se sortir totalement. C.’est le récit d’une co-dépendance dans laquelle on se complait un temps, et dont il faut savoir s’extirper un jour et en dompter les stigmates. C.’est aussi le récit d’une recherche de soi et d’une réflexion sur sa génération. On suit, le long de ce roman graphique, la voix d’un narrateur qui, au-delà d’un simple effort cathartique, esquisse un pas en arrière décisif pour remettre en contexte son passé, ses passions et ses démons, et tenter de les regarder droit dans les yeux, tels qu’ils sont.
Aux commandes d’un travail minutieux qui ne suinte jamais de sa brillante intelligence, Xavier Mussat sait ne pas s’abandonner aux clichés du genre et se saisit magnifiquement d’anecdotes quasi-paraboliques et de métaphores poétiques. Son imagerie variée ira même rappeler à certains endroits la poésie de Hughes et Plath. Il y a dans ce récit en bichromie graphiquement riche et dense, de la géométrie, de la faune et de la flore, des corps disséqués, de la chair et des os, et des références littéraires et culturelles utilisées savamment et jamais overdosées. Il y a dans son portrait de Sylvia l’angoissée, Sylvia la passionnée, Sylvia la redoutée, Sylvia la célébrée, une beauté qui au-delà de passer par la linéarité de ses traits, traits qui par ailleurs muent abondement dans le genre, en fonction du ton, est conviée par une honnêteté et une minutie dans la manière dont elle nous est représentée, passant souvent par l’allégorie, toujours mesurée, et jamais prétentieuse.
Mussat démontre ici qu’il y a des concepts habituellement difficilement représentables mais pour lesquels il propose une version graphique personnelle, poétique, habile, juste et touchante.
Fabrice Blanchefort
Carnation
scénario & dessin : Xavier Mussat.
Editeur : Casterman
248 pages – 25€¬
Parution: Juin 2014