Une nouvelle de Kawabata c’est comme cet apéritif italien doux et onctueux sur la langue mais qui laisse une sensation d’amertume au fond de la bouche. Les six nouvelles inédites composant ce recueil, seulement publiées au Japon dans des mensuels littéraires, entre 1952 et 1960, ne trahissent pas ces impressions de lecture, les mots sont doux et onctueux, le texte est même parfois suave mais l’histoire comporte toujours cette pointe d’amertume qui habite pratiquement toute l’oeuvre de Kawabata. Le maître dresse dans ces nouvelles des portraits de personnes fragiles, saisies à un moment de leur existence où elles sont en équilibre instable, instant provisoire, moment fugitif où tout peut basculer : un couple brisé qui se reforme l’espace de quelques heures, l’écrivain qui rencontre brièvement son ami écrivain comme lui qui a décidé de se murer dans le silence, le vieil homme qui vient revoir un coucher de soleil dans son village natal, l’accident qui fait basculer la destinée d’une petite maisonnée, un instant de vie l’espace de la chute des feuilles, l’amour le temps de l’évaporation d’un parfum particulièrement enivrant.
Dans ces nouvelles il y a déjà tout Kawabata : son élégance, sa finesse, son art de la séduction, son inclinaison pour les jeunes femmes et surtout les jeunes filles – » Un instant, Jirô découvrit l’éclat de sa chair, puis détourna les yeux. Il fut frappé par la beauté de cette blancheur » – sa hantise de la vieillesse et de la déchéance, son amour pour son pays, ses paysages, ses jardins mais surtout ses arbres, tous les arbres, ceux de la forêt, ceux qui bordent les routes ou ornent les parcs et jardins, « Son pays c’est le Japon éternel, le Japon qui n’a pas oublié ses traditions, le Japon des rites et des temples, le Japon tapi au pied du Mont Fuji et surtout le Japon de sa ville, le Japon de Kyoto qu’il a glissée dans l’une des nouvelles de recueil.
Ce recueil comporte aussi toute la nostalgie que Kawabata déverse habituellement dans ses textes, la nostalgie du temps de la jeunesse qu’il évoque souvent en creux en décrivant la vieillesse et l’approche de la mort qui le hantent tellement. Dans certaines des nouvelles ici présentées, le monde des vivants côtoie celui des morts jusqu’à s’y confondre. Croire que la vie perdure au-delà de la vie terrestre est une façon de rejeter l’idée de mort et de fin, la vie continue sous un autre forme dans l’après mais ne s’arrête pas définitivement. Les morts accompagnent les vivants dans leur parcours terrestre pour les guider à travers les dédales de la déchéance. Les évocations de la dégradation des corps sont très nombreuses dans ces nouvelles : perte de la mémoire ou de la parole, recherche des souvenirs d’enfance, »On comprend bien cette nostalgie quand on imagine les jeunes filles que le maître décrit : » La jeune fille était une élève de dix-sept ans qui ne portait ni maquillage ni parfum : cette odeur était la sienne, tout simplement, celle de son corps, et non de ses cheveux. Une odeur fragile, mais en toute saison Amiko embaumait la voiture. Jamais Mitsumura n’avait connu cela avec une autre femme « . Kawabata ne pouvait supporter de quitter un monde peuplé de telles créatures et on le comprend aisément.
Denis Billamboz
Première neige sur le mont Fuji
Roman japonais de Yasunari Kawabata
160 pages -16€¬
Editeur : Albin Michel
Parution : 3 septembre 2014