C’est avec une réelle impatience que l’on attendait la nouvelle oeuvre du réalisateur de Tiresia et de L’Apollonide, dont chaque film a su marquer profondément, bien que secrètement, le cinéma français. Saint-Laurent, faux †˜biopic’ et vrai vertige, s’impose tout autant comme un immense film, ouvrage terrible et angoissé à travers lequel le cinéaste se confond, d’une manière ou d’une autre, avec sa créature. Bertrand Bonello choisit d’être esthète, metteur en scène au sens où son cinéma n’est rien d’autre qu’une croyance absolue en la matière, dans une quête obsessionnelle et chimérique de la beauté. Capter le temps, l’immortalité à travers une image, en ce qu’elle dépasse la construction artificielle, voilà tout l’objectif auquel semble se prêter le geste de Bonello. Rarement un film de notre époque a réussi à ce point à matérialiser (et c’est un paradoxe) l’angoisse du cinéaste, la quête existentielle de celui-ci, ce que tente de restituer la caméra et le montage – montage comme la matrice d’un second film qui s’ouvre à nous. Saint-Laurent a quelque chose d’effrayant parce qu’il est une somme théorique absolument brillante autour du rôle de la création et de la méta-création. Pourtant cet aspect contient une richesse si impressionnante, une telle profusion qu’elle paralyse de beauté le spectateur à chaque instant du film, sans jamais le muséifier. Bonello filme la volupté, la sensualité, le sens. Il ne démontre jamais rien ou bien, quand il le fait, c’est entre les images, dans les raccords, les inserts, les ellipses.
Bonello touche certes ici à un cadre viscontien (jusque dans l’utilisation ô combien lyrique du zoom), mais la réflexion qu’engendre son film a souvent plus à voir avec le montage d’un Pasolini ou, dans ses moments un peu plus froids, d’un Antonioni. Plus encore que la hantise exercée sur ses acteurs (Gaspard Ulliel, enfin géant, erre comme un prince délabré), c’est l’âme de son personnage, traité à la fois comme légende et icône, que pénètre Bonello. Les boucles du montage, incessants allers-retours, chapitres temporels brisés, amputés, remontés, atteignent sans jamais y parvenir la grandeur inaccessible du personnage. C’est dans cette recherche permanente et maladive de la construction d’un récit que Bonello fascine car il touche exactement du doigt, consciemment et sans réponse, la matière même du cinéma : représenter, donner une réponse, bâtir un mythe qui se détruit tout seul, dépasser le cinéma et instaurer la vision d’un monde, de tous les mondes, de toutes les nuits. La tentation du cinéaste agit comme une quête sans fond : les éléments bougent, s’entrechoquent, s’enflamment et se réduisent à néant parce que le geste passionné aura beau chercher la perfection formelle, celle-ci ne sera jamais qu’un fantasme inabouti. Saint-Laurent est justement le film de ce fantasme, plus encore que L’Apollonide car il cherche à résoudre, au fond, le cinéma lui-même.
La souveraine beauté du film réside dans ses zones de combustion, de dislocation. On ne peut pas citer les mille et une beautés immémoriales du film mais plutôt le coeur ardent que contiennent ses défaillances, ses images hantées, coupures éphémères dans un labyrinthe narratif, car plus encore que le style, c’est elles qui donnent des éléments de réponse au sujet de Bonello. Ces trous noirs, qui agissent comme des passages d’un monde à un autre (au sens quasiment spirituel), sont souvent de simples images élaborées pour ouvrir des portes. Lors du prologue, son corps gisant sans raison dans le gravier d’un chantier vide – qui ouvrira plus tard à une confession épistolaire digne des plus beaux textes français du XXème siècle – , il ne demeure de Saint-Laurent qu’une silhouette, une nuque, une ombre, un dos, puis enfin dans ce plan un corps décharné : la légende passe, sans visage, et s’écrase aussitôt dans cet immense plan sordide qui ouvre à l’écran le générique noyé dans les étoffes noires. Cette image de la mort revient dans plusieurs variations : lors d’une fabuleuse séquence de prostitution dans un labyrinthe filmé comme un jardin mythologique, Saint-Laurent s’enfonce à quatre pattes dans un bosquet, englouti par la nuit et ses jardins enivrants. Ce passage amène à l’observation du couturier drogué dans un canapé. Le passage de la mythologie au paradis artificiel agit en sensation visuelle par une traversée d’un monde à l’autre, par lequel il manque bien sûr une image. Autre idée tendue vers les abimes, l’étrange association, très courte et sans logique temporelle ou géographique, d’un lustre couronné de visages diamantés, puis du colossal Bouddha qui trône dans le couloir de l’appartement, suivi du seul plan funéraire du film où Saint-Laurent, vieux, gît bras croisés sur son lit. Le lien des objets a valeur de fétiches et, dans leur rappel, une signification spirituelle transformant le décorum à la fois en lieu saint et en tombeau.
Tout le film est construit sur ces résonances, ces mystères qui échappent au temps, qui reviennent comme des fantômes spleenétiques, ces fantômes que sont déjà Saint-Laurent et Jacques de Bascher dans les limbes des boîtes de nuit. Film de la jouissance du style et de ce vers quoi il tend (mort, lyrisme, temps, incarnation, spiritualité), film où se côtoient comme des bijoux sans âges la beauté des corps, Bach, Mondrian, Proust dans un immense délire (le fantasme de l’entrée dans le tableau, encore une image impossible), Saint-Laurent est une oeuvre évanouie, d’une beauté opiacée. C’est un chef-d’oeuvre venu d’entre les mondes, puissamment lyrique, beau comme un chant d’amour et de mort. Avec ce film-spectre à tout prix fasciné par l’image ultime, Bonello parvient à ouvrir un monde de songes et de visions, de créatures et d’incantations, dans lequel on plonge pour ne plus en revenir – comme dans une vieille amphore emplie d’alcools.
Jean-Baptiste Doulcet
À y regarder de plus près, le Saint Laurent du niçois Bertrand Bonello pourrait être le second volet d’un diptyque commencé avec l’Apollonide, : Souvenirs de la maison close. En effet, il y est identiquement question de la fin d’une époque, d’univers hermétiques et terriblement codifiés, de luxe et de débauche, de corps vêtus ou dévêtus. Couturier qui se considère comme peintre raté, Yves Saint Laurent vit dans différents vases clos, : atelier, appartement et boites de nuit. Autant d’écrins protecteurs et rassurants où l’artiste malade et dépressif se réfugie, cornaqué et épaulé par Pierre Bergé, séduit, manipulé et dévergondé par le sulfureux Jacques de Bascher, adulé et cajolé de toutes les femmes (petites mains besogneuses, amies et conseillères, mannequins et assistantes). Comme les hommes qui n’étaient que des clients de la maison close, les femmes sont ici au mieux des faire-valoir, au pire des accessoires – dont le †˜gentil’ couturier peut sans ciller se séparer pour peu qu’un comportement l’ait choqué.
Car nous sommes d’abord dans un monde d’hommes. D.’affaires puisque la mode au tournant des années 70 devient un business lucratif que le visionnaire Pierre Bergé sait entrevoir mieux que personne – ce que prouve cette formidable scène de négociations entre américains et français, traduites en direct, provoquant le vertige renforcé par l’incompréhension à peu près totale de la teneur des propos échangés. Mais aussi, et surtout, d’hommes aimant d’autres hommes. Dans cette décennie 70 qui précède l’émergence et la propagation du sida, tout est permis, et plus encore quand on est beau, riche et célèbre. La drogue, l’alcool et les beaux garçons pas farouches deviennent donc peu à peu le quotidien d’un homme timide et fragile, pensant s’émanciper de la tutelle, certes protectrice, mais aussi vampirique, de son amant mentor. Dès lors que Jacques de Bascher – Baron de Charlus sous acide, adepte des pratiques hard – apparait dans l’environnement pourtant sous haute surveillance de Saint Laurent, y compris dans ses escapades nocturnes au Sept, puis au Palace, le ver est dans le fruit, accélérant plus que l’inaugurant la descente aux enfers d’un homme absolutiste et perfectionniste que l’inspiration fuit, à qui le dégoût de sa propre personne confinant à la détestation destructrice, retire l’envie de continuer son métier.
Personnage tourmenté et complexe, Yves Saint Laurent présente de nombreuses zones d’ombre et certains aspects de sa personnalité, : égoîsme, nombrilisme, séduction opportuniste altèrent forcément le panégyrique habituel. On comprend que c’est cette dimension d’ambivalence débouchant sur la maladie soignée à grands coups de pilules et d’étranges remèdes et sur les excès en tous genres comme autant d’échappatoires et d’illusions qui captive le réalisateur de Quelque chose d’organique. En somme, il va totalement à l’encontre de l’idée habituelle de †˜biopic’ en faisant entrer le couturier dans son univers, vecteur idéal des obsessions récurrentes du cinéaste. Dans cette démarche empathique qui lui permet de s’approcher au plus près du mystère Saint Laurent, le réalisateur déploie un éventaire de trouvailles époustouflantes, : écran Mondrian – qui apparait comme la quintessence évidente de la représentation du couturier – images d’actualité, extraits de films, utilisation de l’art et, broderie finale sur la robe, l’apparition spectrale et viscontienne de Helmut Berger. Retranché dans son appartement musée, entouré de son majordome et de la quatrième version de son chien Moujik – cette capacité à dupliquer le même compagnon portant en elle son lot de névroses – l’artiste n’est plus qu’une ombre, un fantôme, parfaitement conscient qu’il est le dernier représentant d’une certaine idée de l’élégance, du style et de la femme. l’ultime défilé, opératique et mortifère, renversant d’une beauté bouleversante qui émeut aux larmes, semble paradoxalement donner tort à Saint Laurent qui jugeait tout cela dérisoire. C.’était oublier le beau comme rempart de la laideur, de la médiocrité et de la petitesse.
Å’uvre éminemment proustienne dans ce qu’elle véhicule de nostalgie d’un certain monde, dans ce qu’elle évoque du passage du temps, Saint Laurent est somptueux de bout en bout, n’édulcorant en rien les facettes obscures d’un créateur de génie que le désir quittait peu à peu. De dessiner, inventer de nouvelles formes et de vivre. Un chef d’oeuvre absolu.
Patrick Braganti
Saint Laurent
Biopic français de Bertrand Bonello
Sortie : 24 septembre 2014
Durée : 02h30