On peut avoir été ignorée par le succès et tenue aux marges de l’histoire de la musique et n’en avoir pas moins exercé une influence, souterraine certes mais durable, sur son époque.
Ainsi, Vashti Bunyan, à l’instar de ses consoeurs Bridget St. John ou Buffy Sainte-Marie, est de ces personnalités inconnues du grand public touchées par les caprices injustes du destin.
En publiant à l’aube des seventies son inaugural Just Another Diamond Day sous les bons auspices de Donovan et de Joe Boyd, le découvreur historique de Nick Drake, la jeune anglaise d’alors vingt-cinq ans aurait logiquement dû voir s’ouvrir une large reconnaissance. Hélas, ce beau manifeste de folk vespéral, précieux diamant aux beautés inépuisables, ne rencontra qu’indifférence sans faire d’elle l’égal britannique d’une Joni Mitchell, la contraignant à retourner à l’anonymat.
L’arrivée inattendue de ce nouvel et ultime album, le troisième après un Lookaftering publié discrètement il y a dix ans, le confirme : dans un monde parfait, Vashti Bunyan aurait été une reine. Elle l’est de fait, imposant enfin à tous l’évidence miraculeuse et la beauté fluide de sa musique aérienne, délicates pièces intimistes aux faux airs de berceuses et au vrai pouvoir d’évocation.
Déposées dans un écrin intemporel atmosphérique doux et protecteur (volutes de guitare, claviers tapissés de rosée matinale, piano timide, cordes frémissantes), les dix vignettes ciselées de Heartleap ouvrent sur un monde de beauté fragile (Across The Water), de fumées bleutées (Holy Smoke) ou de recherche d’abris protecteurs (Shell, Blue Shed).
Délivré par la grâce du chant murmuré – inchangé depuis quarante-quatre ans – d’une chanteuse poétesse à la sensibilité élégiaque, ce bréviaire enchanteur est autant apogée de l’art subtil d’un folk impressionniste dont les racines remontent à la plus pure tradition britannique que conclusion annoncée d’une carrière atypique.
Crépuscule automnal au goût doux-amer, ce « saut du coeur » chavirant restitue à la discrète Vashti sa figure de chanteuse maternelle (émouvant Mother), mère inspiratrice d’un folk ambient et de tout un courant de jeunes artistes-compositrices à l’inspiration et à la pureté artistique voisines : il suffit de prendre au hasard la grande Nathalie Merchant, les prometteuses Joanna Newsom et Angel Olsen ou encore la douce Karen Peris, l’âme des attachants The Innocence Mission, pour s’en persuader.
Tapisserie impressionniste tendant vers l’apaisement et l’effacement, composée en compagnie d’amis musiciens admirateurs (Devendra Banhart, Gareth Dickson, Andy Cabic de Vetiver), ce beau disque est, avec le Passerby de Luluc, une des plus belles poésies musicales que vous offrira cette année. Une méditation contemplative tissée d’harmonie et de regrets, point final du parcours aussi douloureux que lumineux d’une éternelle jeune femme rêveuse.
Dans les dernières notes de la déchirante Heartleap finale, on croirait la voir esquisser un sourire, deviner un geste de sa main et voir sa silhouette, apaisée, se fondre dans le lointain. Temps suspendu, temps retrouvé. Magnifique.
Franck Rousselot
Vashti Bunyan. Heartleap
Label : Fat Cat Records / Differ-Ant
Paru le : 6 octobre 2014