Vincent Tavier était l’un des invités du FIFIGROT 2014 (Festival International du Film Grolandais de Toulouse) où il a présenté hors compétition et en avant-première le film Alléluia, réalisé par Fabrice Du Welz. puis du Cartoon Forum, consacré à l’animation européenne, où il a reçu le Cartoon d’Or pour son film La bûche de Noël. A l’occasion de son séjour toulousain, j’ai pu lui poser des questions sur Alléluia, où il est co-scénariste et co-producteur.
Pourquoi le titre Alléluia ?
C’était notre titre de travail. On se disait qu’on en trouverait un autre et finalement non. Ça continue dans la veine religieuse après Calvaire, et puis les titres en un seul mot sont plus percutants. Et comme ça, on est les premiers dans les listes de films avec l’ordre alphabétique. Donc pourquoi vraiment Alléluia, je ne sais pas. « Alléluia, la messe est dite ! ».
Pourquoi avoir mis autant de connotations religieuses ?
Après chaque victime, il y a ce rituel, une espèce de parodie de mariage qu’ils font entre eux. Pour l’obsession religieuse, Fabrice a été à l’école chez les Jésuites, je crois que ça l’a un peu traumatisé ; ça a vraiment marqué sa culture et ses films sont assez pétris de cette ambiance un peu religieuse. Là, il va tourner un film au Canada sur un prêtre exorciste odieux qui chasse le démon et va se persuader que le démon est partout. Il va devenir un serial killer aussi sous prétexte d’exorciser une petite ville. Chacun ses obsessions.
Comment l’écriture à six mains s’est-elle passée ?
C’est Fabrice qui m’a parlé d’écrire le film avec lui, ce qui n’était pas prévu au départ. On s’est vus une fois ou deux. Alléluia s’est écrit très rapidement, en partie car la trame était déjà écrite puisque c’est un fait divers : c’est un petit escroc qui arnaquait des veuves à l’époque où il n’y avait pas encore l’informatique. Il épousait une veuve dans un état américain, il lui piquait son pognon et puis il passait dans l’état suivant et faisait la même chose. Il est tombé sur cette femme, Martha Beck, grâce aux courriers du cœur. Mais quand il a déguerpi, elle l’a retrouvé, et ils ont vécu cet amour fou. Elle lui a vraiment dit « Je sais ce que tu fais, je vais me faire passer pour ta sœur et t’aider dans ton entreprise« . Elle était maladivement jalouse, alors voir son époux coucher avec d’autres épouses… On les a jugés pour huit meurtres je crois mais ils auraient tué une trentaine de personnes. Il y eut cinq longs-métrages sur ce fait divers : Lonely Hearts Bandits en 1950, puis Les Tueurs de la Lune de Miel de Kastle à la fin des années 60 qui a été longtemps interdit aux moins de 18 ans parce qu’il était jugé très violent à l’époque, puis deux films dans les années 90 : Lonely Hearts et Carmin Profond d’Arturo Ripstein qui se passe au Mexique. Et dans les années 2000, il y eut une nouvelle version américaine, Cœurs Perdus. Donc on s’est dit pourquoi pas nous.
Je n’avais pas vu le film de Kastle à l’époque, et j’ai demandé à Fabrice de me raconter le fait divers mais vaguement. Je n’étais pas baigné dans le fait que ce soit un nouveau film inspiré de la même histoire. C’était assez simple : on se voyait une journée, on se racontait plein de trucs, je partais avec plein de notes. Je lui ai envoyé une première trame assez courte, je travaille souvent en mettant bien en place les personnages et les situations. A partir de là, on s’est mis à écrire, puis Romain Protat qui avait co-écrit Calvaire s’est mis à l’écriture pour les dialogues.
C’est gai aussi de travailler sur un matériau déjà existant. La trame existe et puis voilà. Au début ça devait être beaucoup plus bouffon comme film. Le premier casting pressenti était Yolande Moreau et François Damiens, et ça devait être une espèce de farce gargantuesque, et puis Yolande à l’époque était assez malade. Heureusement elle s’en est bien tirée et elle a pu faire son film. On a dû changer d’optique. De toute façon, la base de notre film c’était ce couple, donc c’est lui qui est au cœur du projet. Je pense qu’on a eu une dizaine de couples avant de se dire qu’on reprendrait Laurent Lucas avec qui on a eu du plaisir à tourner Calvaire, puis Lola c’est une rencontre un peu improbable à Paris entre Fabrice et elle. Voilà , le cinéma est aussi fait de hasards comme ça.
Est-ce dur de vous dissocier durant l’écriture du rôle de producteur que vous aurez après ?
Je ne pense pas trop au rôle de producteur quand j’écris. Il y a pas mal de gens, comme les frères Coen, les frères Dardenne, et d’autres qui écrivent à quatre mains : l’un réalise, l’autre produit. Je pense aussi que ça permet d’avoir une vision au lieu d’avoir un réalisateur qui vient avec son scénario. Fabrice, on se connait depuis longtemps : j’ai produit son court-métrage, on se connait vraiment bien. Quand j’ai écrit, j’avais des décors en tête, alors on prend sa bagnole et on se promène à la recherche des décors, ça nourrit le scénario. Du coup, quand le producteur va chercher des sous, rôle financier et souvent ingrat, il doit surtout accompagner un projet artistiquement, donc les producteurs qui reçoivent des scénarios ne se mettent en route qu’à partir de ce moment-là. Moi je mets en route avant, bien avant même, avant que l’idée même du projet naisse. Avec Benoit et Gus sur Aaltra, c’était pareil, ils sont arrivés avec quinze pages, et c’est resté quinze pages jusqu’au bout. C’était plutôt la déambulation jusqu’en Finlande qui a créé le film. Je leur ai fait rencontrer des gens en route comme Bouli Lanners. On a parfois l’image du producteur américain dans un grand bureau avec un cigare, et qui explique au réalisateur comment ça va se passer. Ici, c’est un vrai travail d’échanges et d’accompagnement jusqu’au bout.
On peut aussi avoir l’image du producteur qui va penser rentabilité.
C’est dur d’attirer les gens dans les salles. On fait beaucoup plus de films qu’avant alors que les gens ont bien d’autres occasions que les salles de cinéma pour voir des films. Donc dans ce genre de situation où on sait que ça va être difficile d’attirer avec ce genre de film, je me dis « Faisons-nous juste plaisir! Faisons ce que nous avons envie de faire, expérimentons« . De toute façon, faire des films si on n’y prend pas plaisir, ça ne sert à rien. On l’a tourné en 16 mm alors qu’en 2013, plus beaucoup de films se font en pellicule. Depuis Cannes, je pense qu’il a impressionné dans la profession, il fait beaucoup de festivals. Je crois qu’on ne fait pas trop de compromissions par rapport au marché. On n’a pas pensé au film en terme de marché, rentabilité, des choses comme ça, je ne l’ai jamais fait. J’espère faire des films qui restent dans la mémoire des cinéphiles.
La possibilité que le film soit interdit aux moins de 16 ans vous influence-t-elle en tant que scénariste, sachant que le film sera plus dur à distribuer ?
En Belgique, ça n’existe plus l’interdiction aux moins de 16 ans, c’est enfants admis ou enfants non admis, ça doit être à 13 ans. Je sais qu’en France vous avez des catégories encore un peu plus cadrées. Je pense que ça ne changera pas grand chose sur l’influence du public dans les salles.
Au début, la violence est cachée, les meurtres suggérés, et puis on est carrément dans les meurtres.
Au départ c’était même pire que ça. Dans la vraie histoire, ils tuent la petite fille. Et donc dans les premiers scénarios qu’on a écrit, ils tuent la petite fille, mais là vous perdez le public. En fait le film c’est le croisement de deux destins : cette femme qui est un volcan endormi, qui n’a pas de sexualité et que ce type va réveiller alors que c’est lui le prédateur au début. Quelque part à la fin les courbes se croisent, elle devient la prédatrice et c’est lui qui est presque la victime. On avait envie d’offrir une porte de sortie à ce pauvre type. Il est tout le temps passif, un peu comme un enfant. Dès qu’ils tuent quelqu’un, il est apeuré. Une fois dans le film il a une histoire normale avec Solange. On se demande si cette histoire possible avec cette fille, il va en tirer parti ou pas, et non. C’est l’histoire d’un faible. Elle, elle devient une espèce de mante religieuse. On ne voulait pas non plus faire de la psychologisation à outrance. Il y a deux-trois scènes qui parsèment où on voit des bribes des parcours de ces gens-là, dont cette scène juste en champs / contre-champs dans le lit pour suivre un peu, on aura pas beaucoup d’autres éléments biographiques.
On peut donc tuer quelqu’un à coups de chaussures…
Avec une bonne semelle en cuir, et un peu d’acharnement, oui. On avait mis trop de sons, qu’on a coupé au montage. C’est toutes ces questions d’équilibres, on a l’idée, on fait la scène. Le premier meurtre, on le voulait grotesque comme dans Frenzy d’Hitchcock avec ce tueur qui étrangle les femmes, on les voit avec des grosses langues qui sortent en gros plans. Comme je l’ai dit tout à l’heure, on voulait au départ un film grotesque avec Yolande Moreau, il reste des idées de cette vieille version et puis au montage on voit que ça ne va pas, qu’il faut revenir à quelque chose de plus poétique ou autre.
Et le choix de l’absence de la police ?
Dans le fait divers, c’est elle qui a appelé la police. On a tourné cette scène, mais on l’a coupée au montage, beaucoup trop explicite. On voulait que la fin soit un peu plus suspendue. On voit les portes du cinéma s’ouvrir, les flics arriver et on se dit qu’ils vont se faire arrêter.
Ce n’était pas une femme destinée à être assassin, mais au bout d’un moment c’est le trop plein, plus une pathologie sensible. Si ces deux personnes ne s’étaient jamais rencontrées, aucune ne serait devenue assassin.
Quelle est la part du film qui se décide au montage ?
45 minutes de films ont été coupées au montage final. On avait filmé beaucoup beaucoup de choses. C’est souvent comme ça. Pendant le deuxième meurtre avec Gabriella, à un moment ils ne savent pas comment lui faire cracher le pognon et un matin ils ont leurs valises et disent qu’ils s’en vont. Elle demande où, ils répondent qu’ils vont à Lourdes prier pour les orphelins et elle répond qu’elle n’y a jamais été, et demande si elle peut venir aussi. Ils partent, il y a une scène au bord de la route dans une friterie. Puis ils s’arrêtent à l’hôtel. Le meurtre censé se passer chez elle se passe en fait dans un hôtel. Comme quoi avec le montage, on arrive à recoller des morceaux. Ça ne s’articulait pas comme ça à l’origine le second acte, c’était long, trop terre-à-terre. En fait, le film a un peu décollé d’une réalité.
Fabrice a aussi eu l’idée du chapitrage au montage pour raccourcir les enchaînements. On avait tourné plein de scènes d’enchaînements avec des voitures où on les voit aller passer à l’étape suivante. À un moment, c’est chiant, soyons plus radical, passons d’une femme à l’autre.
Pardon si mon idée est naîve, mais je pensais qu’un tournage en 16 mm devait être économe en prises.
Comme plus personne n’utilise le 16 mm, on a eu le matériel a prix très avantageux. On avait fait Calvaire en 16 mm déjà, ça donne une granulation à l’image contrastée, assez belle. On voulait travailler aussi avec des basses lumières. Les scènes éclairées à la bougie le sont vraiment. Il existe des objectifs maintenant qui permettent de travailler dans ces conditions-là . Quand vous êtes en numérique, les noirs sont un peu poisseux, pas très beaux alors qu’en pellicule, on peut vraiment tenir un noir profond. Fabrice aime ce genre de choses, comme dans Unforgiven de Clint Eastwood, parfois il n’y a que la pupille de l’œil qui éclaire, le reste est dans l’ombre.
Le film a été tourné dans les Ardennes, comme Calvaire. Avez-vous prévu d’en tourner d’autres dans ce lieu ?
On a en effet tourné le film en Belgique, dans l’extrême sud des Ardennes, une petite région frontalière à la France qui fait partie de la Lorraine française et la Lorraine belge. On a tourné dans le village où j’ai acheté il y a des années une maison de campagne. Je connais donc très bien cette région, et bizarrement en un an trois films y ont été tournés. On est arrivé deux mois après un gros film en costumes qui s’appelle Suite française, qui s’est tourné dans le même village. Comme c’était une grosse production, ils avaient installé des ateliers pour leurs bricoles, on leur a dit de tout laisser là et qu’on démonterait à leur place. Ils nous ont laissé pas mal de matériel. Et puis il y a eu des Hollandais qui sont venus tourner. J’aimais bien aussi créer une espèce de géographie, un peu comme dans Calvaire où on se demande où on est finalement, et avec ce temps suspendu…
On fera un troisième volet toujours dans les Ardennes, où on s’attaquera à un autre fait divers américain : l’histoire du tueur en série Ed Gein qui a alimenté le mythe du serial killer américain, c’est de lui dont s’inspire vaguement Hitchcock pour Psychose, mais aussi Le Silence des Agneaux avec le tueur qui se fait une espèce de seconde peau avec les femmes qu’il kidnappe.
Avez-vous demandé des financements de la région ? elle citera peut-être le tournage d’Alléluia dans son guide touristique…
On n’a pas cherché. On a demandé de l’argent de la partie belge pour le droit à l’image. Ce n’est pas toujours évident d’arriver à goupiller plusieurs régions, chacun a ses dépenses. En Lorraine, il y a quand même peu de techniciens.
J’étais surprise de voir SND et Carlotta au générique.
Je suis toujours surpris moi-même. Pour faire court, SND a accompagné Radar pour demander de l’aide à Canal qui nous a bien bien aidés sur ce coup-là, afin de passer à un autre projet, grand public avec Fabrice. Mais quand ils ont vu le film, ils s’en sont vraiment entiché. C’est une grosse boîte mais ils ont jouer cartes sur table « Écoutez, votre film, s’il ne va pas à Cannes ou Toronto, c’est direct à la télé, il ne sortira même pas en salles« . On dit ok, on joue le jeu. On est allé à Cannes et à Toronto, donc ça tombait bien, et puis ils ont dit « Voilà, on aime beaucoup le film, mais nous on ne sait pas sortir des films comme ça« . C’est donc Carlotta qui fait la distribution physique. Quand ils ont vu le film, ils ont eu envie de sortir pour la première fois un film inédit, qui n’est pas une reprise : ça va être une première pour tout le monde. Je trouve ça pas trop mal de la part de SND d’avoir dit « On vous a aidés, on l’a pris, on fait les ventes internationales mais sur la sortie physique, il y a sûrement d’autres gens qui le feront mieux que nous, « .
Propos recueillis par Carine Trenteun
Merci à Jiho du FIFIGROT d’avoir permis cette rencontre.