Un jour, j’ai écrit : » A ma montre, il était deux heures au réveil. » Je te rassure, tu n’en arrives pas là sciemment. Je traquais la répétition dans un état d’hypnose avancé, j’ai viré » du matin » après » deux heures » parce que » matin » revenait trois lignes plus loin, j’ai mis » tapantes » à la place avant de constater amèrement que dans le paragraphe du dessus le salaud de l’histoire » tapait » sur l’épaule de son acolyte. Je me suis effondré : » Deux heures de quoi bordel ?!! » Pour des impératifs de mise en page, il ne pouvait pas être » deux heures » tout court, alors mécaniquement j’ai tapé » au réveil » en oubliant complètement que ma phrase commençait par » à ma montre « . Le mieux est l’ennemi du bien comme disent les médiocres. Un dernier CtrlS pour sauvegarder la modif et me suis évanoui sur le clavier ! En émergeant, j’ai pris conscience de l’ampleur du truc pour m’interroger sur la valeur profonde de mon art : les générations à venir comprendraient-elles ?
C.’est mon éditeur qui a tranché en menaçant de me couper les vivres et d’en référer aux autorités compétentes. Comme châtiment immédiat, il m’a collé dans la tête, non pas une balle, mais » encore un matin, un matin pour rien » de l’ignoble Jean-Jacques Goldman. Ce même éditeur, qui préfère garder l’anonymat, est adepte de la méthode asiatique. » Là -bas » est aujourd’hui toujours diffusé en boucle dans les geôles de Corée du Nord pour mettre à bas la dissidence. » Bien plus efficace que le supplice de la goutte d’eau » aurait récemment déclaré Kim Jong Machin en refaisant son brushing après une séance de gym.
Monstre va »je suis à ta merci » » encore un matin, un matin pour rien « ». aaaaaahhhhhh »
Il a ajouté : Ce n’est pas avec des fulgurances de ce genre que tu arriveras un jour à la cheville d’un Raymond Carver !
Et hop, je retombe sur mes pattes de vieux matou et te parle aujourd’hui de ce très beau et très réussi projet : Playing Carver.
Parce que je reviens de loin. C.’est comme ça la vie, » c’est fait de tous petits riens » comme disait un autre tortionnaire célèbre. Tu es sous la douche, la journée commence bien – ne t’inquiète pas, je ne vais pas changer d’ampoule – ton regard balaye la pièce à la recherche de repères rassurants et là « patatra »tu réalises… pas de shampoing, pas de serviette »comme un con »ne me demande pas comment c’est possible… ça prendrait trop de temps. Tu te laves les cheveux au savon et t.’essuies avec le tapis de bain, ça gratte.Quand enfin tu es prêt, tu vas pour mettre la main sur ta clef USB, celle où tu sauvegardes tout y compris ta dernière chronique dithyrambique de Playing Carver que tu n’as plus qu’à relire, et là tu t.’aperçois que tu l’as paumée. Ton ciel s’assombrit d’un coup.Tu as une pensée émue pour Thomas Edward Lawrence qui avait oublié les huit cents pages du manuscrit des Sept Piliers De La Sagesse dans une gare et qui avait dû tout réécrire de mémoire. à‡a te donne du courage, tu y vas, tu fonces »toi aussi tu peux le faire !
(Il faut absolument lire Les Sept Piliers De La Sagesse !)
Attention chronique » Inception « . Trois niveaux, ni escalier, ni ascenseur.
Et hop, je retombe encore sur mes pattes de vieux matou et te parle enfin de ce très beau et très réussi projet : Playing Carver.
Donc, Playing Carver :
Prends une flopée de musiciens aguerris, méconnus pour la plupart, géniaux backliners au service du rock et de la chanson, j’ai nommé John Parish, Gaspard LaNuit, Marta Collica, Boris Boubil, Csaba Palotaî, Marion Grandjean et Jeff Hallam (Perso, je n’avais entendu parler que de Parish en tant qu’alter ego intérim de P.J. Harvey« je confesse une fois de plus mon inculture crasse) et fais les plancher, initialement pour la scène, sur et autour de l’oeuvre du non moins génial nouvelliste et poète Raymond Carver.
Souvent, trop souvent, la cohérence d’une oeuvre collective ne tient qu’au fil rouge mais ténu de son thème principal. Ici, ce n’est pas le cas du tout. Et pourtant, il y a de l’anglais, du français, de l’italien, plusieurs voix différentes et presque autant de compositeurs et auteurs. Et pourtant, et pourtant, et pourtant »non seulement cela se tient mais en plus cela fonctionne à merveille grâce à une orchestration hyper homogène. Du rock, simple, parfois débraillé, dépouillé, parfois lancinant, parfois ballade, tout en choeurs même sur la très belle et quasi instrumentale Will You Please Be Quiet Please et toujours les mêmes sons tout du long de cet album réellement envoûtant.
Pour te mettre l’eau à la bouche je te dirai juste que John Parish chante un peu comme Lou Reed mais avec une distinction toute anglaise qui l’emmène très loin, que Gaspard LaNuit déclame en français façon talk-over des poèmes de Carver à te glacer le sang d’humour noir et de beauté (mention spéciale à l’horrible et hallucinant Listen To What The Doctor Said) et que, Marta Collica a une voix de velours.
Tu écoutes le disque et tu comprends tout de suite pourquoi ces gens se sont donné la peine de glisser du projet scénique à l’opus-studio. Le résultat est soufflant.
Va t’acheter un recueil de Carver aussi !
Stéphane Monnot
Label : Trois Heures Moins le Quart
Sortie , : septembre 2014