Je passe une semaine à fumer de l’herbe, le soir, dans mon canapé. C’est pas glorieux, je sais. À me détruire le système immunitaire parce que, disons-le clairement, cette marijuana est beaucoup trop forte pour moi.
Pour cause de vacances non-obtenues, je me retrouve seul à la maison loin de ma tribu. Me détendre un peu en grattouillant ma bonne vieille Fernanda m’apparaît comme une alternative agréable à des journées de boulot chargées et une solitude passagère. Fernanda c’est ma guitare sèche, va pas t’exciter à penser n’importe quoi ! J’ai la manie de donner des noms aux choses et aux plantes qui m’entourent : le pot de yaourt qui me sert d’auto, Bucéphale, mon ampli guitare, Rossinante, le bananier du salon, Caleb et son copain le caoutchouc, Frodorick. Tout ça a du sens pour moi, aucun intérêt, aucune importance, mais du sens. Un lien étrange entre souvenirs et objets inanimés.
C’est encore de la faute de mon éditeur. Je lui renvoie des corrections le premier soir de la semaine en m’emmêlant les pinceaux dans les numéros de pages. Il me répond : » règle n,°1, il ne faut jamais boire quand tu relis un texte !!! » Il est taquin et met des points d’exclamation partout. Je lui réponds » OK… » moi ce sont les points de suspension. C’est marrant mais je trouve que ces petites déviances typographiques reflètent assez bien nos caractères respectifs. Et là , il renchérit : » ça roule !!! «
Faut pas m’en demander plus, je prends l’expression au pied de la lettre.
Me voilà donc dans mon sofa, Fernanda sur les genoux, le joint aux lèvres, heureux qui comme Ulysse, etc… Me prends l’idée de m’attaquer à » Si rien ne bouge » de Noir Désir. à‡a ne te parle pas forcément mais pour moi c’est culte. Le morceau comme l’album qui le contient : du ciment sous les plaines. Le phare de mon adolescence.
À l’époque, il y a plus de vingt ans j’en ai peur, je reste prostré plusieurs semaines dans ma chambre avec ma première guitare, Antoinette celle-là , devant ma platine C.D. à m’arracher les doigts de la main gauche et le poignet de la droite pour réussir à tenir le rythme de cette fichue chanson.
TACtacatacaTACtacatacaTACtacatacatacataca…
« et ainsi de suite. Un truc de ce goût en tout cas. Quand tu le maîtrises, le Noir désir première période n’a plus de secret pour toi. Ce n’est en aucun cas péjoratif, c’est une identité acoustique.
Des jours entiers les volets fermés pour comprendre ce rythme. J’en rate mon Bac ! Oh, rien de bien compliqué en fait, tout est dans la nuance et les variantes, faut l’apprivoiser, c’est tout, et le faire sien. Aujourd’hui je le maîtrise allegro avachi en chantonnant dans le cuir de mon canapé. Pas aussi bien que Teyssot-Gay forcément, mais ça va.
J’adore cet album, le groupe est à son climax. C’est produit français, modeste mais hargneux, très rock. Je me souviens du premier clip, le seul aussi je crois, qui en est extrait. Il commence par les quarante-six secondes frénétiques de » Hoo doo » pendant lesquelles, Cantat, seul et assis dans un studio d’enregistrement, hulule comme un maudit cramponné à sa vieille Gibson demi-caisse rouge, puis enchaîne sur le furieux » En route pour la joie « .
» Qui a miné la base
Qui a fait sauter le pont
Qui avait disposé du ciment sous les plaines
Qui savait au début qu’il y aurait une fin
Qui êtes-vous Messieurs Dames pour me parler comme ça ? «
Et bing ! à‡a explose : » Hosanna Hosanna et en route pour la joie ! » Whaou…
C’est le disque d’une bande de jeunes gars qui combattent avec l’énergie du désespoir contre » la grosse machine » Big Brother si tu préfères, qui luttent pour rester indépendants, alternatifs et faire les choses eux-mêmes. Ils savent que le combat est perdu d’avance et que la bête qu’ils ont engendrée est déjà trop grosse pour leurs frêles épaules de gosses qu’ils ne sont d’ailleurs plus. C’est pour ça qu’il est aussi beau ce disque, pas un seul producteur qualifié et mandaté par une Major Company n’en aurait validé la moitié des morceaux. Et pourtant la tordue et pochtronne »chanson de la main » est une merveille. C’est l’apogée des voix, de Cantat en particulier, des choeurs de bonhommes et des hurlements d’apaches en fond sonore. Elles font vivre ce fichu disque, elles le tiennent du début à la fin. Le jeu de Teyssot-Gay aussi est au summum, ultra rythmé, sale mais précis comme un rasoir multi-lames. Capable de mettre trois guitares en une le Serge ! C’est du blues des bayous, pourrait se jouer dans des barlouches. J’adore. Barclay leur a filé carte blanche alors ils y vont !
Du ciment sous les plaines est génial, foutraque et désespéré. Après c’est promis, ils deviennent un groupe de rock américain façon Fugazi ou Pixies – c’est bien aussi, c’est différent, c’est Tostaky – et puis ensuite ce sera world music. Mais pour l’instant ils ont le beurre et l’argent du beurre, ils ont le droit d’être capricieux et de mener cette vaine mais magnifique guerre d’indépendance. Tant mieux pour nous ! Viendront les convulsions sur scène, les engueulades et le Mexique… La vie quoi !
Le reste j’en parle pas, j’ai rien à dire dessus.
Du ciment sous les plaines, le dernier souffle, le funambule.
» Si rien ne bouge » les pupilles dilatées, les volets clos. Une semaine pour tâter le terrain et trouver le meilleur substrat à la chanson, capodastre première case pour monter d’un demi-ton, cordes à vide, déshabillage par-ci et stucs par-là . Au final, elle est pas trop mal ma reprise solitaire, je suis en totale symbiose avec Fernanda, nos voix se fondent l’une dans l’autre la nuit quand les bourgeois dorment sur leurs deux oreilles. à‡a fait une semaine que je fume. La marijuana rend con, subjectif et dépressif.
Rien ne bouge pour le coup pendant une semaine, pas même les volets que je n’ouvre même plus avant d’aller bosser, la flemme… la parano aussi, les gendarmes sont passés l’autre fois, y’a des gangs de cambrioleurs, des pros, qui rôdent. Quand t’es pas là , faut tout barricader, c’est Mad Max putain ! Je joue le jeu moi, j’ai pas le gros chien baveux pour défendre mes terres. Dans quel monde de cons on vit, faudrait faire des probabilités pour évaluer les risques… allez… une chance sur combien si je ferme pas les volets ? La dernière fois, ce sont mes pauvres voisins qui se font visiter, c’est pour ça que les gendarmes passent d’ailleurs, pour savoir si je remarque des individus suspects ou des mouvements étranges ? C’est pas passé loin. Et ma voiture qui se fait désosser dans mon jardin il y a cinq ans, hein ! Pour me piquer les air-bags, qui m’disent les gendarmes, les mêmes.
Depuis je fais des rêves bizarres où des bruits me réveillent la nuit, il pleut, y’a des fuites partout, ma maison est devenue immense et le Mal esssssaye de sssss’infitrer… comme un serpent sifflant… par chaque ouverture, fissure… et moi je suis trop lent, trop lourd pour tout colmater. Je me réveille à bout de souffle, le palpitant dézingué dans une mare de sueur acide.
Je ne sais pas ce qui me rend le plus dingue, si c’est la peur elle-même ou les gens qui la colporte. Je lutte contre cette anxiété sociale, vainement sûrement parce que je ne fais pas le poids, aussi vainement que Noir Désir lutte pour son indépendance en brandissant le drapeau rouge de son troisième album. Du ciment sous les plaines. Bien parano dans le bunker aussi comme titre, 1991, la première guerre du Golfe, tu te rappelles.
Une semaine mitigée donc, immobile, inutile, sombre, enfumée mais hantée par une très belle chanson. Feutrée. J’atterris amoindri, les yeux cernés et les doigts cornés, endoloris par les cordes de Fernanda.
Pour le coup » si rien ne bouge » en sort méconnaissable et c’est tant mieux parce que si rien ne bouge c’est que tout est mort.
N’appelle pas les stups, j’ai tout arrêté !
» J’écris toujours
Quand la menace
Du fond de la cours
Grimpe et me glace
Regarde là -bas
Au bout de mon doigt
Si rien ne bouge
Le ciel devient rouge «
Stéphane Monnot
Noir Désir – Du ciment sous les plaines
Barclay – 1991
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