Le Royaume fut sans nul doute l’événement littéraire de l’automne 2014, faisant tour-à -tour la une de Lire, du Magazine Littéraire, des Inrocks ou de Télérama, décrochant même le Prix littéraire du Monde. Pourtant, le dernier opus d’Emmanuel Carrère nous a paru particulièrement décevant, ne justifiant en rien l’engouement médiatique et critique dont il fut l’objet.
Au premier abord, le sujet du Royaume nous avait toutefois plutôt séduits : rendre compte de la naissance et de la propagation du christianisme dans l’Empire romain du Ier siècle. On s’attendait à ce que les talents d’enquêteur d’Emmanuel Carrère nous embarquent dans une fresque historique palpitante, nous brossant le portrait de Jésus, des premiers chrétiens ou des évangélistes. Or, le récit du Royaume débute par une étrange mise en abyme, où l’auteur se met lui-même en scène, nous rapportant comment est-ce qu’il s’est passionné pour le sujet, au point d’y consacrer un livre de plus de 600 pages. A travers ce procédé narratif pédant – voire extrêmement agaçant – Emmanuel Carrère se regarde ainsi en train d’écrire et nous fait part de ses états d’âme d’écrivain – procédé narcissique dont il use d’ailleurs tout au long de l’ouvrage, et rend sa lecture on ne peut plus pénible.
Dès lors, au lieu de nous plonger au coeur de la question de la naissance du christianisme, Emmanuel Carrère se met tout d’abord en scène pendant près de 150 pages. Tandis qu’il travaille comme scénariste pour la série télévisée Les Revenants, qui connaitra d’ailleurs un succès mondial (Carrère ne manque jamais une occasion de nous parler de ses anciens livres ou projets lors du Royaume, et de nous en vanter les mérites), l’auteur se saoule avec un collègue qui se demande comment est-ce que des gens « normaux » ont pu croire à la Résurrection de Jésus. Telle est la maigre problématique du livre : comment le sens commun peut-il adhérer à un événement aussi invraisemblable ? Voilà ce qui heurte l’esprit cartésien de notre écrivain et lui donne envie de se pencher sur la question du christianisme. D.’autant plus que notre irascible écrivain, rebelle aux exigences des producteurs, se fait virer des Revenants et, désoeuvré, envisage de se pencher alors sérieusement sur ce qui deviendra Le Royaume.
Pour sonder la question de la croyance en la Résurrection et la possibilité de la foi, Emmanuel Carrère pense dans un premier temps interroger des chrétiens. Mais un terrible cas de conscience le frappe ! De quel droit, moi incroyant, puis-je poser des questions à des croyants et porter un jugement sur leurs croyances et opinions, ou » m’infiltrer » parmi eux pour essayer de comprendre comment ils pensent et vivent leur foi, s’interroge l’auteur. Puis, à la fin du Prologue, Emmanuel Carrère se rappelle qu’il fut lui-même un fervent chrétien durant près trois ans, au début des années 1990, et préfère finalement interroger le croyant qu’il fut plutôt que de se tourner vers autrui.
Carrère interroge donc Carrère lors de la première partie du Royaume. Il nous raconte comment est-ce qu’il a réussi à remettre la main sur les cahiers où il écrivait quotidiennement ses commentaires sur l’Evangile de Jean. Il commente ainsi ses propres commentaires de croyant. Aujourd’hui, il en a souvent honte ou se demande, interloqué, comment est-ce qu’il a pu sincèrement penser de telles choses ou s’adresser ainsi à Dieu. On apprend que sa conversion correspond à un moment de crise dans son existence : crise personnelle, familiale et professionnelle. Dépression, alcoolisme, antidépresseurs, séances chez la psy, divorce puis nouvelle vie de couple avec Hélène, qui elle-même reçut une éducation catholique. Carrère se penche sur ce passé douloureux, se décrivant comme un homme cynique, vaniteux, narcissique, sans pour autant éveiller notre compassion, notre tendresse ou notre compréhension à travers ses confessions. Le regard qu’il porte sur lui-même demeure dénué d’humour, d’ironie, de juste distance ou de cruauté. Se décrire soi-même comme un type antipathique ne suffit donc pas à apparaître aussitôt comme un gars sympathique à son lecteur.
Cette partie autobiographique demeure surtout inefficace à nous faire véritablement comprendre comment est-ce que le mouvement de conversion a pu se faire en lui, puis se défaire. La messe quotidienne, les confessions, la communion, le baptême de ses enfants »On comprend vite que tous ces protocoles servent à lui donner bonne conscience ou à cadrer sa vie, à canaliser tant bien que mal ses angoisses les plus profondes. Seules les discussions avec sa marraine Jacqueline ou avec son meilleur ami Hervé nous font toutefois comprendre que l’âme du croyant est emplie de doutes et de tourments, et ne connait pas uniquement des phases d’extase, d’ataraxie, de paix intérieure. Le doute apparaît donc comme une composante essentielle de la foi, ou du moins, comme une phase incontournable ou un état nécessaire que le croyant doit éprouver et dépasser. Enfin, la perte de la foi, chez Carrère, se déclenche un beau matin, sans trop prévenir, à Pâques. Elle disparaît de manière tout aussi incompréhensible qu’elle était apparue. Car même si la foi peut relever du domaine de l’indicible ou échapper à toute rationalité, il nous semble que le mérite de l’écrivain consisterait justement à retranscrire de manière sensible un tel mouvement du coeur – ce dont Carrère se montre tout à fait incapable.
Après cette autobiographie indigente, arrive l’enquête à proprement parler. On se dit que Le Royaume va connaître un nouveau souffle, et nous plonger dans un récit historique riche et intrigant. Hélas, l’enquête sur la vie de l’apôtre Paul et de son compagnon Luc, et les balbutiements du christianisme, ne fait que confirmer notre déception quant au projet et au style adoptés par Carrère. Car l’auteur, une nouvelle fois, semble bien plus intéressé par sa propre mise en scène que par le récit ou l’enquête qu’il construit. Il ne cesse ainsi de nous faire part de ses scrupules, de ses hésitations, de ses avis, de ses opinions, sur telle ou telle interprétation des textes religieux ou des sources historiographiques.
Le Royaume se perd alors dans un dédale de commentaires et de résumés de textes lus et reformulés par Emmanuel Carrère. On a droit à des paraphrases du philosophe Nietzsche, des historiens Jean-Pierre Vernant et Paul Veyne, ou de l’écrivain Ernest Renan. Mais où se situe-t-on exactement ? Ni dans un roman historique, à la manière d’Amin Maalouf ou de Marguerite Yourcenar, capables de nous immerger dans les moeurs, les paysages et les guerres de Samarcande en Orient, ou de la Rome de l’Empereur Hadrien. Ni dans un essai historique, philosophique ou critique, mené par un érudit ou un spécialiste de la question. Car, critiquant les adeptes du réalisme historique, Emmanuel Carrère rejette la méthodologie de Yourcenar, qui tend à essayer de retrouver à quoi pouvait ressembler la vie dans l’Empire romain du Ier siècle. La force narrative du Royaume se trouve ainsi fortement limitée. Carrère se résout plutôt à rendre compte de certaines thèses parlant des débuts du christianisme, et de donner sa préférence à telle ou telle version – ou de construire la sienne propre en tentant de se justifier ou d’expliquer pourquoi son intuition ou son imagination le fait opter pour une lecture divergente. Au final, Le Royaume apparaît comme une somme de vulgarisations de textes préexistants. l’originalité de la voix que l’on y entend se trouve à son tour franchement limitée.
De plus, sa description et son analyse du monde romain, et de la petite secte chrétienne qui y éclot, ont systématiquement recours à des anachronismes ou à des analogies foireuses, disons-le, pour tenter de faire prendre conscience à son lecteur de la particularité du moment historique que représente l’avènement du christianisme. D.’après Carrère, l’Empire romain est de même nature que l’impérialisme capitaliste actuel, l’omniprésence des temples romains dans l’Empire étant au passage littéralement comparée aux restaurants McDonald’s envahissant tout paysage contemporain. Les rivalités entre les apôtres, et les différents idéologiques qui les opposent, seraient analogues aux tensions que connaît le Parti Communiste en Russie entre Staline et Trotski. D.’ailleurs, Jésus ou tout gourou illuminé prônant une parole et des principes révolutionnaires, seraient comparables à nos profs de yoga actuels, dixit Carrère encore. Chaque situation historique se trouve ainsi rabattue sur des événements modernes ou contemporains, et perd par-là toute sa singularité.
Mais « Le Royaume » au fait, ça désigne quoi ? Rien de très original, malheureusement : « tout ce qui est faible, méprisé, déficient » nous dit Carrère, pastichant en cela La Généalogie de la Morale de Nietzsche, où le philosophe insiste justement sur ce surprenant renversement des valeurs sur lequel se fonde le christianisme (les derniers seront les premiers, les faibles deviendront les forts, les pauvres les riches »). On retrouve encore à l’oeuvre dans l’idéologie chrétienne la fameuse dialectique des Pensées de Pascal, où celui qui s’abaisse sera élevé, et ou celui qui se croit grand sera rendu misérable. Ainsi, Carrère nous explique que « le Royaume est fermé aux riches et aux intelligents » tandis que lui-même, de manière assez troublante, se définit tel quel dans les dernières pages du livre. Alors, Carrère est-il finalement illégitime à parler du « Royaume » ? Et est-il condamné à tomber à côté de son sujet ? On n’est pas loin de le penser.
« Le Royaume » réservé aux pauvres, aux humiliés et aux pas grand-chose, se déroberait irrémédiablement à l’écrivain égocentrique et vaniteux, avide de gloire et de reconnaissance professionnelle. A moins qu’en avouant sa vanité, Emmanuel Carrère espère secrètement opérer un dernier renversement, et un dernier tour de passe-passe lui offrant enfin les clés dudit « Royaume ».
François Salmeron
Le Royaume
roman d’Emmanuel Carrère
Editions P.O.L
640 pages, 23,90 Euros
Sortie : septembre 2014