Poursuivi par les démons qui ont emmené son grand-père et son père, l’un soi-disant à Buchenwald, l’autre plus certainement à Lisbonne qu’il arpente comme le héros de Pascal Mercier dans Train de nuit pour Lisbonne, le narrateur essaie de chasser ces démons en retrouvant les traces de ses géniteurs, en reconstruisant leur histoire, sa généalogie, pour à son tour avoir un passé à transmettre à un enfant que sa compagne lui réclame très fort. » Avoir un enfant pour ne plus être tenté de remonter à contre-courant, vers des sources souterraines et hostiles « . Mais il ne veut pas d’un enfant comme celui qu’il a été, l’image du traître, le reproche permanent, l’insulte personnalisée, le péché incarné « Ma mère me crie que je l’empêche de vivre et qu’il n’avait rien trouvé de mieux que de lui laisser un enfant pour l’emmerder jusqu’à la fin de ses jours, un enfant qui l’entrave, l’enchaîne, la comprime, l’écrase, respire, la tue à petit feu, un enfant qu’elle aurait dû jeter par la fenêtre « .
Les démons sont terrés au creux de la magie et de la religion arrangée par sa grand-mère et sa mère, deux femmes qui ont réinventé ces deux hommes dont il ne connait que ce qu’elles ont bien voulu lui en dire. Il était celui qui allait devenir l’homme, celui qui trahit, celui qui s’enfuit laissant la femme seule avec sa misère. « Je ne savais pas jusqu’à quand mon statut d’enfant me protégerait de la haine, je ne savais pas si mon statut de fils me serait suffisant pour enrayer la malédiction qui ferait de moi un homme « . Il lui faut donc séparer le vrai du faux, le réel de l’irréel, le vécu du fantasmé, « une quête de la vérité entre la certitude et le doute, entre le possible et le plausible.
Il recherche ses racines pour se comprendre lui-même, pour savoir d’où viennent ses démons, comment il en a hérité et comment il pourrait les chasser. Il tente de reconstituer l’histoire qu’il n’a pas connue, qu’il n’arrive pas à découvrir, se perdant dans son texte comme dans les rues de Lisbonne. Il doit échapper à l’image du père qu’on lui a imposée et qu’on lui promet d’adopter. » Tout le portrait de son père. La phrase me calmait aussitôt. Je en voulais pas être comme son père, surtout pas. Je redoutais de le devenir malgré ma volonté, de ne pas pouvoir échapper à une fatalité profondément enfouie ; d’être la marionnette d’un caractère qui, inéluctablement, prendrait un jour le dessus. Je menais un combat contre moi-même « .
Ses recherches recoupent immuablement les pas d’un clochard qui hante, comme un fil rouge, cette histoire et relie les divers lieux où l’intrigue se déroule : Bordeaux, Weimar, Lisbonne, le clochard est le démon, le clochard est le père, le clochard est ce qu’il devient, le clochard est le destin auquel il ne peut échapper. Car ce livre est celui du destin, celui qui nous est imposé par nos pères, façonné par nos mères, celui qu’on ne peut fuir, celui qui dicte notre destinée, celui sur lequel bute notre libre-arbitre. On ne peut pas décider, on ne peut que subir. » On m’a prédit que j’hériterais de tous les travers de mon père, dès ma plus petite enfance, dès que j’avais une mauvais appréciation sur un bulletin de notes, dès que je relevais la tête « . « Je faisais toujours tout pour ne pas devenir comme cet homme-là , pour me composer un portrait différent « . » Vivre était un combat contre une part de ma personnalité « .
Le héros, écrivain débutant, peut-être l’auteur par certains côtés, se fond progressivement dans son personnage comme un double prémonitoire, un » Doppelgänger » annonciateur de mort. Tout semble possible dans ce roman où le héros, le narrateur, l’auteur et certains autres personnages évoluant dans divers mondes, semblent se fondre dans un univers plus large que le nôtre et peut-être plus réel, plus crédible. Une façon d’ouvrir notre mode de pensée, de voir plus large de ne pas rester coincés dans l’univers que nous croyons connaître. » J†˜invente des scènes creuses et vides de sens. Je m’enkyste dans d’improbables souvenirs « .
Avec Muette j’avais découvert le talent littéraire et la maîtrise de l’écriture d’Eric Pessan, dans ce nouveau texte, j’ai eu la confirmation de ce talent et de cette maîtrise mais j’ai aussi trouvé une nouvelle facette de son art : il adopte un processus littéraire novateur, il plante des » mots-jalons » qui caractérisent un moment de l’histoire du héros, de son passé ou de son présent, pour, à partir de ces mots ou expressions, explorer un espace temporel ou spatial, virtuel ou factuel, reconstruire le chemin qui l’a conduit là où il est arrivé, tracer une nouvelle route qu’il dessine dans le récit qu’il écrit. » Je trimbale partout les bribes de mon texte en devenir, le vaste monde n’est plus que l’antichambre de mes phrases « .
Un livre qui enchantera les amoureux des belles lettres et qui restera certainement dans la littérature.
Denis Billamboz
Le démon avance toujours en ligne droite
Roman de Eric Pessan
Editions Fayard
310 pages – 20€¬
Parution : 2 janvier 2015