1989. Sur les conseils éclairés de mon ami Yannick, je me procure Substance de Joy Division… un mauvais garçon. Comment dire, de prime abord, le son des mancuniens est un peu rêche.
C’est trop facile d’uniquement se contenter des albums qui te plaisent à la première écoute. Réflexe de consommateur. Je m’impose de donner une chance à ceux qui m’égratignent les tympans. Ce n’est ni masochiste, ni élitiste, c’est juste un constat… une appréciation dans la durée. Souvent ce qui t’emballe sur le champ est inscrit dans l’air du temps. Ton cerveau est formaté pour l’apprécier car il reconnaît des sons qu’il a déjà en stock, ceux du moment. La musique qui est conçue sans tenir compte de ce calendrier sonore est souvent plus audacieuse. Sa beauté intrinsèque perdure quand le maquillage du reste s’estompe et s’enfuit en un nuage inutile.
Je persévère donc. Peu à peu, la voix grave et pas toujours très juste de Ian Curtis se met à m’émouvoir de façon étrange. Les mélodies de ses trois collègues, hypnothisantes, sincères, parfois bancales… aussi.
Et puis un jour Substance devient pour moi indispensable.
1993. Un soir de juillet. J’achète un t-shirt noir avec la reproduction de la pochette sismographique de Unknown Pleasures dans une boutique du Cap D’Agde – ce furoncle côtier. Pour être totalement franc, je crois qu’à cette époque je ne connais pas encore le premier et sublime album de Joy Division. Je suis en vacances avec la bande. À vingt ans, la vie est simple : aller à la plage, manger n’importe quoi, boire du rosé chaud et du Ricard dosé à la russe, jouer de la guitare sur le front de mer jusqu’au bout de la nuit et draguer les filles… tenter de draguer les filles. Chanter La Rage de Noir Désir avec mon t-shirt flambant neuf sur le port après quatre heures d’apéro, c’est exactement le même principe que le chalutier… tu racles le fond pour le meilleur et pour le pire.
2010. L’autre matin, je me réveille avec cette angoisse : » Putain, il est où mon t-shirt de Joy ? « Petit à petit, il s’est transformé en chiffon et a rejoint les reliques importables au fond de l’armoire… mais là , d’un coup, je prends conscience que je ne l’ai pas vu depuis longtemps.
1998. Un jour, avec mon copain Philippe, nous buvons des coups en terrasse à Rennes avec Dominic Sonic. Je porte mon t-shirt comme presque un jour sur deux.
Dominic Sonic. Je l’entends pour la première fois en ouverture de Noir Désir à l’Olympia en novembre 1989. J’ai 17 ans. Son morceau À S’Y Méprendre que je joue et chante pas trop mal devient rapidement une des plus subtiles mailles de mon filet à nanas.
Philippe et moi sommes respectivement chanteur et guitariste des sous-estimés Saint Léonard. Les trompettes de la renommée sonneront pour nous dans quelques mois quand nous ferons la première partie de Dionysos au Café de la Plage à Maurepas dans les Yvelines… puis elles se tairont à jamais ! C’est dans cette même salle que nous rencontrons Dominic Sonic. Après son concert, il sirote une bière au bar. Nous engageons la discussion et lui offrons une de nos cassettes-démo… les cassettes c’est le truc qu’il y avait avant le cd, le chaînon manquant…. d’une bande magnétique, un soupir lui échappe… Après quelques demis, la sympathie installée, Dominic nous donne son numéro de téléphone en nous disant de ne pas hésiter à l’appeler si nous passons par Rennes un de ces quatre. Nous faisons mine de prendre ça à la légère… d’égal à égal.
Je passe sur les péripéties qui nous conduisent en Bretagne cet été-là , mais sa proposition n’étant pas tombée dans l’oreille d’un double-sourd, nous nous retrouvons, Philippe et moi, dans une cabine téléphonique rennaise à composer le fameux sésame griffonné sur le zinc du Café de la Plage. Voilà comment, attablés au soleil d’une rue piétonne du centre-ville, nous nous retrouvons à parler musique avec Dominic Sonic et une de ses amies. Ils sont agréables et disponibles, nous passons un excellent moment.
À l’heure de nous quitter, je fais la bise à la copine. À cause de mon t-shirt, nous avons beaucoup parlé de Joy Division. Elle me dit, presque à l’oreille et sur le ton de la plaisanterie : » Hé! Au fait… je les ai vus moi Joy Division ! » Elle me fait un clin d’oeil et tous les deux s’éloignent.
Elle a gardé ça pour la fin, comme un coucher de soleil qui ne requière aucun commentaire.
Avant ce début de soirée, je ne me suis jamais posé la question de savoir si un jour je rencontrerais ou non quelqu’un qui a vu Joy Division en concert. Tu les vois sur les vidéos s’agiter et crier mais ce ne sont que des images… lointaines et intemporelles. Là , cette fille dont j’ai oublié le prénom, dix ans de plus que moi maxi… elle est devant moi… je peux la toucher autrement que les mains plaquées contre l’écran glacial de mon téléviseur.
Unknow Pleasures »
Quoi qu’il en soit mon t-shirt a disparu. J’ai souvent pensé m’en racheter un mais j’y ai renoncé. La saveur de l’authentique…
» Moi, j’passe ma vie à parler tout seul
Qu.’est-ce qu’on s’donne comme bon temps
Moi et ma grande gueule
On s’raconte des histoires que l’on connait déjà
Elle m’fait rire la dernière mais je n’la comprends pas » »
Dominic Sonic, La Loi Des Pauvres Gens.
Pour mon vieux compagnon Pépito Holmes !
Stéphane Monnot
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