En 1728, sur la plage de Port Elisabeth, port de Jamaîque, une fillette s’entraîne à manier l’épée. Quand on lui demande son nom, elle prétend être » la fille du Capitaine pirate « . Son rêve, retrouver son père en partant écumer les mers d’Omerta, peuplée d’étranges et monstrueuses créatures. La petite Apollonia, fille du gouverneur, se prend d’admiration pour sa nouvelle amie et aimerait bien la rejoindre dans sa quête. Mais son père à elle ne l’entend évidemment pas de cette oreille…
Je n’ai jamais été particulièrement fan des histoires de pirates mais je tenais à évoquer cet auteur qui fut pour moi une des révélations de » mon » festival d’Angoulême, même si cet album a déjà été publié il y a près d’un an.
Jeremy Bastian, tant par son énorme boucle nasale que pour son style graphique, tient du pirate. Un pirate gentil au regard extrêmement doux, mais visiblement décidé à n’en faire qu’à sa tête en renversant la table des conventions. Cet auteur mène sa barque à contre courant de tout ce qui peut se situer, de près ou de loin, dans la tendance. Non, c’est sûr, Jeremy Bastian n’est pas de ce siècle, avec son dessin évoquant les gravures de Gustave Doré, à mille lieux d’un manga industriel et formaté. Et il fallait que ce soit un petit éditeur passionné (et auteur lui-même) qui repère cet artiste atypique et tout aussi passionné. La collaboration entre Guillaume Trouillard, des Editions de la Cerise, et l’auteur américain s’apparente véritablement à une idylle artistique. Le premier est allé jusqu’à refaire tout le lettrage après traduction en respectant scrupuleusement le style de police original. De la belle ouvrage à l’ancienne, assorti d’un tirage luxueux au format plus grand que la version US, !
Le dessin, tout à fait remarquable et d’une finesse hors du commun, permet de représenter un fourmillement de détails hallucinant. Et quand je dis » fourmillement » le terme n’est pas galvaudé. On peut pendant des heures y explorer du regard qui la cuisine cradingue d’un navire où mille ustensiles côtoient poulets, souris, poissons morts et autres créatures visqueuses, qui la chambre d’Apollonia regorgeant de jouets divers et de mobilier rococo, qui le fond de l’océan peuplé d’êtres mystérieux et de coquillages enchevêtrés. Pourtant malgré toute cette finesse, il y a quelque chose de pas vraiment net voire d’un peu tordu au royaume de Jeremy » Pirate » Bastian : sa représentation des corps, têtes et membres, difformes et disproportionnés, totalement assumée et pour notre plus grand plaisir, accentue le côté carrollien de l’objet, à la fois monstrueux et merveilleux.
On l’aura compris, le minimalisme, c’est pas son truc à Bastian, et si les fins exégètes auront tôt fait de moquer, avec un brin de condescendance, ce dessin » chargé » et toutes ces fioritures very old school, on ne doute pas que l’auteur, en réaction, dégaine son drapeau noir à tête de mort et à majeur dressé.
La Fille maudite du Capitaine pirate est à ce point hors du temps, de par son aspect contemplatif et » ancien » que l’on en perd la notion même. Et au fond, c’est peut-être bien ce qu’il cherche à faire, ce flibustier de Bastian : nous arracher au présent pour nous trimbaler avec ses pirates dans une autre dimension au goût d’éternité. On l’imagine parfaitement, étant gamin, s’extasier à la lecture de Peter Pan ou passer son temps à dessiner des cartes au trésor.
Certes, ce tome 1 pêche un tantinet par son scénario, lequel, à l’image du dessin, est envahi de circonvolutions délirantes (et par moments quelque peu balourdes), mais on en termine la lecture avec ce vague sentiment d’être passé de l’autre côté du miroir, dans un monde aussi mystérieux qu’addictif. Un peu comme la jeune Apollonia, chez qui la rencontre avec la fille du pirate semble avoir déclenché un processus irréversible de métamorphose psychique, sorte d’entrée en rébellion contre l’éducation bourgeoise sous cloche que veut lui imposer son gouverneur de père. Quoiqu’il en soit, une lecture ne suffira pas pour capter l’infinité de détails de ce premier volet, et c’est avec plaisir qu’on s’y replongera avant de découvrir la suite, qui permettra de vérifier si Bastian ne fait qui naviguer à vue ou détient véritablement une idée précise de l’issue de sa course au trésor. De toute façon une très belle découverte qui aura enchanté mon festival cette année.
Laurent Proudhon
La Fille maudite du Capitaine pirate – volume premier
Scénario & dessin : Jeremy A. Bastian
Editeur : Editions de la Cerise
128 pages – 19 €¬
Parution : 4 avril 2014