Intime et magnifique, le retour à l’acoustique de Sufjan Stevens ravit au-delà de nos espérances. Carrie & Lowell, plus qu’un tombeau à sa mère disparue, exorcise la douleur, salue la vie, enchante la mélancolie. Grand disque d’un très grand artiste.
Il est des disques parfois tellement attendus qu’on redoute soudain de les écouter, une fois arrivés. Mais, ami mélomane de peu de foi, il est surtout des disques qui s’imposent comme des classiques immédiats. Des évidences de beauté.
Tel est Carrie & Lowell, le nouveau et miraculeux Sufjan Stevens, miracle de limpidité et de subtilité musicales, miracle d’harmonie entre mélancolie et exaltation esthétique, spleen existentiel et apaisement de l’âme.
L’introduction de picking de guitares de Death With Dignity donne le ton : le prolifique et multiforme Sufjan est revenu en terre acoustique et intimiste, dans l’esprit de son Seven Swans. Et livre avec cet album accompli un des plus beaux voyages émotionnels que l’actualité musicale nous ait offert depuis longtemps.
En onze étapes aussi aériennes et épurées que bercées d’une infinie mélancolie, porté par de doux arpèges de guitares, le chant d’ange murmurant de l’auteur du mémorable Illinoise nous enveloppe et nous enrobe dans son cocon de douceur et de tristesse, nuage de grâce gris pastel aux échappées pourtant lumineuses.
Dans ses superbes atours minimalistes, Carrie & Lowell, hommage à sa mère disparue, exorcise la perte et le deuil, fouille le chaos de ses relations amoureuses d’adulte fragile, explore les ruines de son enfance dévastée par une figure maternelle schizophrène déficiente et pourtant adorée, présente dans chaque note, chaque parole de ce disque fulgurant.
Et dans ce geste d’auto-analyse accompli en pleine lumière, pourtant sans le moindre fard ni complaisance déplacée, le génie de musicien de Sufjan Stevens, mélodiste/ compositeur/ parolier/ interprète/ songwriter/ harmoniste/ arrangeur inspiré n’en est que plus triomphant.
Parcourant les terres folk douloureuses d’Elliott Smith (No Shade In The Shadow Of The Cross, Drawn To The Blood), rappelant à Bon Iver ou Damien Jurado que LE prince de l’indie folk c’est toujours lui (Should Have Known Better et ses choeurs à la joie céleste) et parsemant son épopée intime de touches contemporaines et nappes ambient, l’épatant Sufjan réconcilie le dénuement folk et le minimalisme sonore, Neil Young et Max Richter, Sparklehorse et Jon Hopkins.
Un langage musical d’une totale évidence, truffé d’idées et de vie (bruits d’ambiance, ventilateur qui tourne) et élaboré quasi à la maison en compagnie d’amis musiciens fidèles parmi lesquels Laura Veirs ou Sean Carey, au service de chansons belles à pleurer : Fourth Of July et son évocation de la disparition de sa mère rythmée par les termes affectueux qu’elle lui porte sur son lit de mort («My firefly, my little hawk, my little dove») bouleverse à chaque écoute et constitue déjà un des sommets de son œuvre.
Étrange et puissant sortilège d’un disque pur et fragile comme la rosée du matin, hanté par la mort et la perte, dont la tristesse infinie d’inspiration (« There’s only a shadow of me ; in a manner of speaking I’m dead », John My Beloved) plongeant aux racines de ses tourments intimes, de son éducation religieuse et son aspiration à l’apaisement spirituel (« Jesus I need you, be near me, come shield me ») distille paradoxalement une puissante et durable lumière rassurante.
Pas celle des cathédrales présomptueuses et intimidantes mais bien celle des chapelles retirées et discrètes, flamme de bougie aux airs fragiles mais rayonnante comme celle des phares.
En fait, la gloire de Sufjan Stevens, qui vient de signer ici un des chefs-d’oeuvre de sa discographie et déjà un des plus grands disques de l’année, c’est de transformer en beauté pure ses plaies, failles et désespoirs intimes. Et, avec la grâce d’un baladin enchanteur, nous aider à guérir des nôtres.
«I want to save you from your sorrow» entonne-t-il, l’air de rien, au beau milieu de The Only Thing. Mission plus qu’accomplie, camarade Stevens. Redevables à vie. Amis pour la vie, aussi.
Franck ROUSSELOT
Sufjan Stevens – Carrie & Lowell
Label : Asthmatic Kitty Records / Differ-Ant
Date de sortie : lundi 30 mars 2015