1978. Deux jeunes Français, Eric et sa petite amie Pat, viennent de débarquer à Big Apple sans un dollar en poche. Leur but, traverser les States en auto-stop pour vivre l’utopie du Flower Power à San Francisco. Leur voyage ne durera pas quatre jours comme ils le croyaient mais deux longs mois, avec quelques frayeurs en prime, de la romance aussi, mais surtout de grosses désillusions lorsqu’ils découvriront ce qu’il est advenu du mouvement hippie de la côte Ouest.
Le titre se veut à la fois une allusion à la mythique Route 66 et au roman de Jack Kerouac, Sur la route. Basé sur les propres souvenirs de l’auteur et co-scénarisé par Audrey Alwett, ce road novel est une évocation pour le moins hallucinante de l’envers du rêve américain, avec une galerie de personnages tous plus déglingués les uns que les autres : laissés pour compte, hobos, freaks ou rednecks. Arrivés dix ans trop tard pour vivre l’explosion du mouvement psychédélique, le jeune couple de Frenchies candides y laissera une bonne part de ses illusions, alors que l’âpre réalité a repris le dessus. La violence triviale et les embrouilles liées à la dope se sont substituées à la croyance désintéressée et naïve en un Peace and Love universel. Quant aux crétins bas du front, ils n’ont pas largué leur bêtise crasse au bord de la route et la chérissent plus que jamais dans leurs gros Macks en forme de bites géantes. Exit l’amour libre et les fleurs dans les cheveux. Les fabulous paradis artificiels se sont transformés en une cruelle descente d’acide. A Frisco, seuls les homos auront tiré leur épingle de ce jeu de dupes.
Sur le plan du dessin, on est d’emblée séduit par son expressivité élancée, en particulier des attitudes, expressivité renforcée par un cadrage très cinématographique. Et puis les caisses américaines de ces années-là, si bien représentées ici, c’étaient certes de vrais veaux qui devaient consommer un baril au cent, mais qu’est-ce qu’elles en avaient de la classe… De même, il faut souligner le talent du coloriste Pierô Lalune. Son travail sur la couleur est très poussé avec de belles ambiances aux tons à la fois chauds et froids, et une technique de patine très plaisante.
C’est une très bonne idée aussi de la part d’Eric Cartier que d’avoir choisi de ne pas traduire les dialogues en anglais, signe qu’il ne prend pas ses lecteurs pour des demeurés (il s’est contenté d’insérer en fin d’ouvrage un lexique en particulier pour les expressions les plus argotiques). L’auteur a parfaitement relevé le défi de faire de ses souvenirs de sa virée américaine un véritable récit bien construit et très fluide, qui fait que l’on ne s’ennuie pas une minute. Avec en filigrane une touchante déclaration d’amour de la part d’un homme à sa « chère et tendre », lequel avoue l’avoir « si peu dessinée durant toutes ces années ». Tendresse et émotion sont bien présentes, au même titre que l’humour (Ah ! L’esprit taquin du Texan lambda !). Au final, Route 78 est un tableau saisissant de l’Amérique que résume bien cette phrase d’Eric Cartier lui-même : « Entre New York et Frisco, y a un grand trou, vaut mieux pas tomber dedans. »
Laurent Proudhon
Route 78
Scénario : Eric Cartier & Audrey Alwett
Dessin : Eric Cartier
Editeur : Delcourt
176 pages – 19,99 €
Parution : 18 mars 2015