Le professeur Enrique Ramirez enseigne les Arts à l’université de Madrid. Son domaine de prédilection : la douleur et la cruauté dans la peinture occidentale. Mais cette passion ne s’arrête pas à la théorie. Car à ses heures perdues, ce monsieur bien sous tous rapports assassine des gens, des inconnus de préférence, juste pour la beauté du geste. Pour lui, l’assassinat est un art, rien de moins.
Moi, assassin est un one-shot audacieux qui commence très fort en rentrant dès la troisième case dans le vif du sujet, si je puis dire… Le scénariste espagnol Antonio Altarriba nous fournit une réflexion intéressante et extrêmement dérangeante sur l’assassinat en tant que matière artistique. « Expression d’une radicalité absolue, [l’assassin] crée en donnant la mort… Tuer est l’acte transcendant par excellence ». le personnage du professeur Ramirez donne ainsi des conférences, arguant que nombre de religions, le christianisme en particulier, sont à l’origine d’une longue tradition d’art et d’horreur. Sous des dehors respectables, Ramirez est en réalité un dangereux tueur qui frappe ses victimes sans aucun motif et hors de son cercle de connaissances. Toujours est-il qu’on ne peut guère lui reprocher de ne pas savoir de quoi il cause !
De facture soignée, le trait épais d’un dessin où les à-plats de noir semblent en permanence vouloir engloutir le blanc, où la seule vraie couleur est le rouge, apparaissant par moments pour souligner sang, meurtre et pulsions, contribue à créer une atmosphère menaçante. Graphiquement, le style de Keko est proche de celui de Marc-Antoine Mathieu sans le côté absurde. De nombreuses représentations de peintures célèbres jalonnent le récit, et de peinture en effet il est beaucoup question, avec notamment un grand moment d’humour noir avec le passage de la « boucherie à la Pollock », période projections.
Doublement couronné par le prix BD Polar 2015 et le Grand Prix de la Critique ACBD 2015, Moi, assassin est une œuvre plutôt captivante et d’une grande érudition propre à stimuler l’intellect. L’histoire pourra toutefois diviser. D’une élégance sulfureuse pour les uns ou d’un cynisme abject pour les autres, elle nous met il est vrai dans la position dérangeante du voyeur, avec des meurtres odieux commis par un personnage particulièrement antipathique. Au final, un récit dense avec une incursion politique de la question basque qui tend peut-être à relâcher le fil narratif plus qu’il ne devrait. A l’évidence, le spectre de la dictature semble encore imprégner bon nombre d’auteurs hispaniques, alors que la plupart des régimes funestes d’Espagne et d’Amérique du Sud étaient encore en place dans la seconde moitié du XXème siècle. Quoi qu’on en pense, l’ouvrage ne peut être destiné qu’à un public averti, et surtout pas à votre voisin (et néanmoins ami) Dahmer.
Laurent Proudhon
Moi, assassin
Scénario : Antonio Altarriba
Dessin : Keko
Editeur : Denoël Graphic
130 pages – 19,90 €
Parution : 18 septembre 2014
Grand Prix de la Critique ACBD 2015
Prix BD Polar 2015