La Grande Guerre est finie. Et c’est là que tout commence dans le très beau roman d’Anne Lemieux. En disparaissant, le capitaine Vernet devient éternel et lègue à ses filles la mort en héritage. On ne lâche pas cette saga familiale de grand style.
Elles sont les filles d’un spectre. Le capitaine Alphonse Vernet n’aura eu qu’une demi-douzaine de permissions avant de rendre l’âme au printemps 1919, des suites de ses blessures. Louise, Elisabeth et Mathilde, interdites d’enfance, entrent alors dans 7 années de deuil, dans une maison où même les miroirs sont en berne. Une vie ratatinée, entre Jeanne, la veuve définitive, et Anne, la grand-mère. Toutes les deux, entre couture et broderie, produisent du deuil à la petite semaine, en répandant les robes noires sur les voisines elles aussi frappées par la mort.
Une “vie à petit souffle” entre “l’écoeurante suavité des parquets trop cirés” et l’odeur des prunes trop cuites. Quel destin pour les filles du capitaine, à une époque “où l’on craint qu’un diplôme repousse un mari” et où la dot reste le plus sûr atout d’une jeune fille ? Les études, ébauchées ou menées à bien, se terminent souvent en mariages vite conclus et en ribambelles d’enfants…
Anne Lemieux retrace sur plusieurs générations l’histoire de cette famille Vernet, avec un art consommé du portrait, qui donne chair et sang à chaque personnage. Il y a l’intrépide Catherine, qui fumait la pipe et qui finit en “sinistre matriarcat”, Claire la chercheuse et “ses amours mal défuntes”…
Il y a les hommes aussi, qui, au-delà des guerres, ont bien des façons de s’absenter, comme l’indolent Albert qui, claquemuré dans son bureau, se consacre à une mystérieuse “réfutation d’Einstein” et aussi au despotisme domestique.
On enrage un peu de les voir malmenées, ces filles du capitaine qu’on se prend à aimer, dans ce livre subtilement féministe d’un auteur qui enseigne la littérature à l’ENS de Lyon.
L’écriture est parfaitement maîtrisée, à la fois riche et fluide, tellement belle qu’on prend l’envie de lire à voix haute ce roman qui fait d’une saga familiale une véritable œuvre littéraire.
Brigitte Tissot
Les Retranchées
Anne Lemieux
Editions Serge Safran
282 pages – 19,90 euros
Sortie : janvier 2015
Extrait :
“S’il était resté, les sentiments se seraient ajustés. Mais un père avec lequel on n’a pas grandi assombrit la vie de son excellence sans faille. Celle-ci exacerbe et décourage le goût de la perfection, car il manque au Code Napoléon recopié sans une rature le soutien, la reconnaissance d’une approbation paternelle, même distraite. Manquent aussi les bagarres, les révoltes contre ses injustices d’homme autoritaire, la lutte pour s’imposer et détrôner le géant. Manque, surtout, la découverte de sa fragilité de rescapé. Il est mort, la belle affaire ! Eût-il vécu qu’il ne serait peut-être pas davantage revenu à son existence antérieure.”