Faire un film de fiction avec en toile de fond des faits réels ré-écrits n’est pas chose aisée, Un Français y arrive admirablement : écriture ambitieuse, très grande mise en scène et interprétation parfaite.
Le film s’ouvre sur trois étudiants coursés par Marco et ses amis. Comme toute bande qui a grandi dans une banlieue parisienne, Marco et ses copains passent leur temps libre à faire des activités où ils s’éclatent. Leur truc à eux, c’est de casser du communiste, du pédé, du bougnoule. On est en 1985, Touche pas à mon pote s’épingle sur les revers des blousons en jeans, Marco est skinhead. Point de vue violence, haine, colère, cette bande-là en déborde, pas besoin d’une raison pour exploser : une couleur de peau trop foncée suffit à transformer une personne en gibier à chasser. Cette violence à l’écran ira crescendo, jusqu’au moment où Marco ne rira plus spontanément aux mêmes choses qu’eux, ne cautionnera plus leurs agissements.
Le réalisateur Diastème suit sur trois décennies le rapport que Marco entretient avec la violence : de son intégration à son rejet. Se débarrasser de cette haine qui le bouffe ne se fera pas du jour au lendemain, et sera une lutte quotidienne pour que les provocations et les injustices ne l’y fassent pas replonger. Les années qui défilent ne sont pas signalées en toutes lettres à l’écran, c’est le mode de l’ellipse qui est retenu, tout comme dans le film Suzanne de Katell Quillévéré, à la différence qu’ici, l’utilisation des postiches n’a heureusement pas été conservée. Les décors et la transformation physique des personnages suffisent à dater l’action quand ce n’est pas un épisode culturel marquant ou une émission de télévision. Les autres événements permettant de se repérer sont ré-écrits à partir de faits réels historiques, autour des skins, du front national, du bloc identitaire auxquels les amis de Marco participent. Si Marco ne s’engage plus à leur côté, ils restent à ses yeux, ses amis d’enfance. Le film n’aurait probablement pas eu la même force, et aurait été facile si Marco avait renié en bloc son passé : idéologie, amis, tatouages, banlieue, il fait un pack et hop, aux oubliettes. Non. Il vivra toujours dans le même appartement, il ne tournera pas le dos à ses amis quand ils seront au plus mal. Si les faits sont donc ré-écrits, ils restent reconnaissables pour ceux qui comme moi les ont vécus, sans exagération, ni complaisance. L’autre point commun avec le film Suzanne est l’absence de jugement des personnages quel qu’il soit, de ton moralisateur, de dialogues lourds qui surligneraient les intentions de chacun.
Quand je dis « Diastème filme Marco sur 29 ans », il faut aussi comprendre que Marco interprété par Alban Lenoir est de toutes les scènes, et il faut une sacrée carrure pour endosser un tel rôle, ne serait-ce que pour la condition physique nécessaire pour les bastons. Alban Lenoir est tout aussi crédible dans les scènes intimistes où on n’avait pas encore l’habitude de le voir. La caméra est au plus proche de lui, et les actions sont filmées en vrai plans-séquences, qui rappellent forcément ceux du film Les Fils de l’homme, et par leur longueur, et pas la complexité de la mise en scène. Un de mes plaisirs de spectateur est une scène où je pense « mais où est mise la caméra ??? », comprenez par là qu’à moins d’un changement de taille du chef opérateur ou de la pièce, on ne conçoit pas à la première vision la technique utilisée. Comme pour un tour de magie réussi, tout semble simple et fluide, et on se creuse la tête à trouver « le truc ». Les Fils de l’homme, Rosetta, Mange tes morts comptent donc un nouveau membre dans le club des « Mais où est mise la caméra ??? » avec Un Français. (Notez dès aujourd’hui que le 1er juillet, le film Victoria qui est composé d’un unique plan-séquence : rue, boite de nuit, toit, vélo, café, voiture, course, parking, cité, immeuble, hôtel… fera aussi partie de ce club). L’autre facilité scénaristique écartée est une fin où Marco, débarrassé de sa violence, aurait une vie heureuse. La fin n’est pas happy du tout, sa vie n’est pas enviable.
Jamais gratuite, la violence physique du film est éprouvante à voir. La solitude et certains silences sont poignants. Heureusement, il y a des touches d’humour pour décompresser : la Sainte Vierge, le wilhelm scream pendant la baston punks-skins, fallait oser ! Comme le « tu prépares un CAP de boucherie ? » pour expliquer la possession du hachoir qui permet à Frédéric Andrau d’endosser le rôle d’un commissaire. Il y a le plaisir de retrouver dans les seconds rôles d’autres visages de la troupe de Diastème : voir que « Lui » (Julien Honoré) et « Elle » (Andréa Brusque) sont ensemble pour le réveillon du 31 depuis Une Scène est réjouissant, le musicien Franck M’Bouéké en videur de boite de nuit, et d’autres que je vous laisse le plaisir de découvrir. Et il y a Jeanne Rosa. Agent immobilière dans Les Châteaux de sable le mois dernier, elle est Kiki, la fille de la bande. Nouveau registre pour elle, impeccable une nouvelle fois. Tout comme le rôle d’Alban Lenoir, les autres personnages sont certes chargés, mais aucune interprétation n’est caricaturale, des amis d’enfance Braguette (Samuel Jouy), Grand-Guy (Paul Hamy) et Marvin (Olivier Chenille), à son amoureuse (Lucy Debay). Quant aux gens qui l’épaulent et le conseillent, le pharmacien (Patrick Pineau), mais aussi son avocate (Alice Butaud) et ou le médecin (Bertrand Combe) qui n’ont pourtant qu’une scène, aucune interprétation ne s’oublie.
J’ai l’habitude de parler d’un film en disant ce qu’il est. Je me sens un peu obligée de dire ce qu’il n’est pas quand je vois les confusions chez les détracteurs qui ne l’ont pas vu (pléonasme) mais aussi chez des collègues, misère… Il y a autant de similitudes entre Un Français et American History X qu’entre Bienvenue chez les Ch’tis et Il était une fois en Amérique. Un Français ne dénonce rien et n’est pas un film à charge contre une idéologie, un groupe ou le FN : le simple fait de reconnaître les faits historiques réels, ré-écrits pour cette fiction, suffit à se faire une opinion sur eux. Quant au titre, il est parfait : c’est bien le parcours remarquable de quelqu’un dont les positions évolue au fil des rencontres qu’il fera.
Carine Trenteun
Un Français
Film français de Diastème
Genre : drame
Avec Alban Lenoir, Samuel Jouy, Paul Hamy, Olivier Chenille, Jeanne Rosa…
Dure : 1h38,
Sortie : 10 juin 2015