Kim Youg-ha prête sa plume à son presque homonyme Kim Beyoung-su, un vieillard coréen âgé de soixante-dix ans, qui raconte la vie qu’il a menée quand il était serial killer bien avant d’être atteint de la maladie d’Alzheimer.
« Mon dernier meurtre date de vingt-cinq ans. Vingt-six peut-être ? » Une existence d’assassin qu’il a menée, selon ses propos d’homme malade, sans aucun scrupule ni regret. « Chaque fois que j’enterrais une nouvelle victime, je me disais : je ferai mieux à la prochaine. Si j’ai cessé de tuer, c’est parce que cet espoir a disparu ». Il vit désormais avec sa fille dont il pourrit la vie en lui reprochant notamment de fréquenter un homme qu’il soupçonne d’être le nouveau tueur en série qui sévit dans la région.
Dans ce texte, la hiérarchie des souvenirs s‘installe de plus en plus au fur et à mesure que le narrateur raconte sa vie, le présent s’enfuit de plus en plus vite dans le passé proche et s’évapore aussitôt au détriment du passé ancien qui prend une place de plus en plus importante faisant resurgir le temps des meurtres. L’ancien monde prend de plus en plus de place dans la mémoire du narrateur faussant la perspective temporelle. La construction du texte est elle-même affectée par cette altération mémorielle, les idées sont inscrites comme sur un cahier aide-mémoire quand elles remontent à la surface. Le lecteur peut ainsi constater l’aggravation de la maladie du narrateur à travers la composition même du texte qui se déstructure de plus en plus et devient de moins en moins cohérent. Les faits se contredisent, les événements sont présentés de manière contradictoire et les personnages sont de plus en plus confondus.
La confusion prend une tournure de plus en plus aiguë avec l’évolution inéluctable de la maladie et même la mémoire ancienne finit par s’altérer, le patient perd alors la notion de temps et ne sais plus ce qu’il doit faire. La mémoire est la gardienne du temps car c’est elle qui détient le passé qui permet de s’accaparer l’avenir. Sans passé, ni avenir, le patient devient prisonnier de son présent. « Je ne sais plus où j’en suis. En perdant la mémoire, mon esprit perd aussi son domicile ». « Je suis coincé dans le présent pour toujours ».
« Je découvre un poème intéressant sur une étagère de ma bibliothèque. Il me plait tellement que je le lis et le relis, j’aimerais l’apprendre par cœur, mais au final, je réalise que c’est moi qui l’ai écrit ».
C’est la première fois que je lis un texte sur cette maladie vue à travers le regard de celui qui en est atteint, l’auteur confirme dans son mot final qu’il lui a été très difficile de se livrer à cet exercice, d’adopter le statut de celui qui subit le mal, de s’imaginer comment le malade perçoit son environnement, son espace, son passé, son présent, son avenir et ceux qui vivent avec lui. Et surtout comment les notions de mémoire et de temps s’altèrent de plus en plus pour générer une confusion généralisée. Cette façon de décrire les symptômes de cette affection lui permet de montrer avec une grande véracité tous les ravages qu’elle fait dans l’entourage de celui qui en est victime.
Ce roman a été traduit par deux traducteurs, l’un de langue coréenne, l’autre de langue française, d’après leur nom au moins, le résultat est assez étonnant, le texte final est, avec son écriture dépouillée, claire, précise, digne d’un roman contemporain français. Il ne m’est pas possible d’évaluer la qualité de la traduction mais le résultat donne un excellent texte tout à fait original qui décrit bien l’altération progressive de la santé du narrateur et l’expose jusqu’au cœur de sa structure même. Le texte devient lui aussi victime de la souffrance du narrateur.
« Un poète est un être qui saisit les mots et finit par les assassiner, comme un tueur assermenté ».
Denis Billamboz
Ma mémoire assassine
Titre original : Sarinja eui kieokbeop
Roman sud-coréen de Young-Ha Kim
Editions Philippe Picquier
160 pages – 17€
Parution : 6 mars 2015