Le point de départ de cette « uchronie zombie » est 1348, année où la peste noire fit des ravages dans toute l’Europe. Sept cent ans plus tard, le continent est devenu le théâtre grotesque d’un monde moribond peuplé de morts-vivants. C’est dans ce contexte que débarque un groupe d’ « Inkas » chargés de ramener à leur souverain ce qu’ils croient être le secret de l’immortalité.
Cette uchronie très originale permet la rencontre de deux civilisations au XXIe siècle, celle d’une Europe médiévale et celle des « Inkas », sous un angle inversé par rapport à la réalité historique officielle, ce qui donne lieu à une alchimie étonnante et détonante. Conformément à cet effet de miroir et sans vouloir rien révéler de l’intrigue, ce sont les Incas/Inkas qui vont découvrir l’Europe en 2048, dans ces conditions très particulières, mais contrairement aux conquistadors, ils n’ont aucune visée conquérante. Chargé de ramener à son père le secret de l’immortalité, le prince Manco se contente d’observer et de tenter de nouer des liens avec ces étranges « autochtones », en opposition toutefois avec son belliqueux général Yaocoyotl.
Suivant cette perspective inversée, les auteurs adoptent un point de vue empathique en nous mettant dans la peau de ces Incas, avec comme personnage principal Manco, fils du souverain resté au pays, le Sapa Inka, tandis que les Européens, encore au stade du Moyen-âge, sont réduits à l’état de morts-vivants plus ou moins décérébrés depuis les ravages de la peste du XIVe siècle. Dans l’ensemble, les personnages sont bien campés psychologiquement, et cela est fort appréciable car ils sont nombreux (surtout chez les Amérindiens) et pas suffisamment différenciés d’un point de vue graphique, ce qui peut constituer un frein pour entrer dans l’histoire. Il s’agit du seul petit bémol, lequel fort heureusement se fait oublier dès le deuxième tome, dans la mesure où le premier volet se voulait plus une présentation des protagonistes.
Le trait réaliste et expressif d’Igor Kordey, jouant agréablement avec les ombres, est sobre et efficace, tout comme la mise en page, très fluide. Quant aux couleurs, elles sont parfaitement adaptées aux différents contextes du récit. Grises, verdâtres et sombres pour les séquences européennes, vives et chamarrées pour les séquences amérindiennes.
Avec Nous, les morts, Delcourt a visé juste en mêlant ces deux thèmes à la mode que sont les uchronies et les zombies dans la bande dessinée des années 2010. Mais ne se contentant pas de surfer sur la tendance, l’éditeur frappe fort grâce à l’inspiration dont font preuve les auteurs Darko Macan et Igor Kordey, déjà cité plus haut. Ces derniers parviennent à nous surprendre par l’intelligence et l’audace du propos, ainsi que par moult trouvailles, aussi bien thématiques que graphiques, jusque dans les couvertures. Aventure et humour grinçant composent les autres ingrédients de ce projet haut en couleurs, lequel, incontestablement, se démarque et comporte nombre d’atouts pour conquérir un large public. Si les deux tomes à paraître qui concluront cette tétralogie restent à la hauteur, on ne peut que s’en réjouir.
Laurent Proudhon
Nous, les morts (t.1 : Le continent cimetière & t.2 : Les enfants de la peste)
Scénario : Darko Macan
Dessin : Igor Kordey
Editeur : Delcourt
56 pages/tome – 14,95€ (t.1)/14,50 € (t.2)
Parution :
Tome 1 : 8 avril 2015
Tome 2 : 3 juin 2015
Tome 3 et 4 (à paraître)