Chaque détail de ce Roman de Bolaño, de cette structure en gigogne, de cette enquête-château de carte à l’équilibre précaire, est une pièce maîtresse, un rouage essentiel de l’harmonie globale. Mon bouquin de l’été !
De ma vie, en tout et pour tout, j’ai dû lire quatre romans épistolaires :
–Dracula de Bram Stoker (magnifique, nébuleux… probablement, de ces ouvrages, le plus proche de celui qui t’intéresse aujourd’hui).
–Meurtre Aux Poissons Rouges de Camillieri et Lucarelli (drôle, décalé… en deuxième place sur la ligne d’arrivée pour la causticité de Pierre-Jean Kauffmann et le système narratif).
–Les Souffrances Du Jeune Werther de Goethe (romantique, désuet mais si beau… numéro trois pour le rôle prépondérant de l’amour dans les psychologies respectives des deux narrateurs… pas grand-chose à voir avec notre Roman De Bolaño mais bon).
-Et donc cette semaine : La Roman De Bolaño d’Eric Bonnargent et Gilles Marchand aux Editions Du Sonneur.
Pas de quoi m’ériger en spécialiste de la chose épistolaire.
L’exercice est la fois simple et périlleux : simple pour la forme « ping-pong », périlleux pour l’échafaudage atypique et déstructuré sans que les ficelles et autres boulons ne paraissent trop gros. Ici, la mécanique est parfaitement huilée, d’autant plus, qu’écrit à quatre mains, le handicap est doublé pour des raisons d’homogénéité stylistique.
La distribution est nette et précise :
Eric Bonnargent est Abel Romero. Ancien super-flic chilien sous Allende, séquestré et torturé pendant trois ans par les sbires de Pinochet, exilé à Paris, puis Barcelone où il est devenu un détective privé, à présent retraité, empêtré par déformation professionnelle dans une mémoire surabondante qui lui fait plus office de réalité-refuge que sa triste vie. (Pour le détail #1 : son nom pourrait être un clin d’œil aux cinéastes Abel Ferrarra et George Romero… côté flic sombre de la rue sordide du premier, visions d’horreur et critique sociale du second… mon petit côté Les Cahiers Du Cinéma).
Première question intrinsèque à ce délicieux bouquin : mais putain ! C’est quoi la réalité ?
Gilles Marchand, pour sa part, campe Pierre-Jean Kauffmann, type étrange qui balade des gens en voiture dans Paris, gratuitement ou presque, contre la seule promesse d’une histoire ou une anecdote qu’il puisse resservir à ses amis pigeons, seuls organismes vivants capables de supporter l’inorganisation tortueuse de son esprit. A l’inverse de Romero, Kauffmann, amputé de la mémoire, se raccroche à celle des autres, c’est un homme sans passé, gavé d’alcool et d’antidépresseurs. (Pour le détail #2 : il est plutôt drôle de remarquer que ce personnage porte le même nom de famille et les mêmes initiales que Jean-Paul Kauffmann, otage au Liban entre 85 et 88 – tu apprendras rapidement qu’il y a également un trou de trois ans (comme Romero) dans la vie de Pierre-Jean. Marrant aussi de constater qu’à son retour à la civilisation, il se change en une espèce de farfelu à l’intelligence cachée assez proche d’un autre Kaufman (orthographe un peu différente)… le génial, le magique, le merveilleux Andy Kaufman).
Une nuit, dans sa vieille Peugeot, un de ses « clients » oublie Etoile Distante de Roberto Bolaño. Après avoir laissé le bouquin prendre la poussière sur une étagère pendant près de trois années (encore tiens donc), sans plus de raisons que ça, Kauffmann, la coquille vide, le lit. Coincée entre les pages du livre, une carte avec l’adresse de Romero. Problème : Abel Romero n’est autre qu’un des personnages du livre. Sans trop y croire, ni trop savoir pourquoi, il écrit au vieux Chilien.
Et le vieux Chilien, d’abord méfiant, lui répond. Commence alors l’enquête folle : savoir comment Romero, bien réel, s’est retrouvé personnage de fiction chez Bolaño, comment-pourquoi ce livre, cette adresse ont fini sur la banquette arrière de l’amnésique et bien sûr… what the fuck… qui est donc Kauffmann ?
Ce qu’on pourrait prendre de prime abord pour une sympathique joute d’esprit, un coquet duel de chouettes plumes sur le thème de la mémoire se révèle être un satané jeu de masques, un casse-tête infernal (au propre comme au figuré) et dantesque… si je continue les analogies, je pourrais même comparer nos deux héros à Virgile (qui se retira trois ans – et paf à nouveau – en Asie Mineure pour rédiger l’Enéide avant de mourir d’une insolation) et Dante au travers de l’Enfer et du Purgatoire dans La Divine Comédie… Romero (qui souffrira beaucoup de la chaleur dans son enquête – Virgile-exil-insolation) jouant le rôle du poète latin, Kauffmann celui de son halluciné collègue de la renaissance paumé au milieu du chemin de sa vie. Ce ne sont que des conjectures…
Je ne peux pas trop m’étendre sur la trame puisque que chaque détail de cette structure en gigogne, de cette enquête-château de carte à l’équilibre précaire, est une pièce maîtresse, un rouage essentiel de l’harmonie globale.
Si je devais à nouveau m’appuyer sur le cinéma pour décrire les nombreux lacets du scénario de ce Roman De Bolaño, je citerais Usual Suspects (big up Keyser Söze), pour cet extravaguant montage, alambiqué, puissant, ultra-ramifié mais jamais compliqué. Aussi nombreux que soient les méandres ou les bras du delta… le fleuve, ici, arrive toujours au même endroit : le Mal Absolu !
Deuxième question intrinsèque à ce délicieux bouquin : jusqu’à quel niveau l’être humain peut-il pousser l’ignoble ? Combien de strates de bonté décroissante avant ce fameux Mal Absolu ? Parce que malheureusement, il s’agit de ça !
Pour en finir avec ce très beau roman complètement addictif, perturbant, qui te mènera de Paris aux horribles tréfonds de Ciudad Juárez en passant par Barcelone, Blanes et Mexico, je tiens à préciser, pour rassurer les non-connaisseurs de l’œuvre et de « la société des personnages Bolañesque » – dont je fais partie, que l’écrivain chilien ainsi que ses écrits, ainsi que tous les autres appels à la littérature et à l’Histoire ne sont ici que des véhicules te menant d’un point à un autre, véhicules dont il n’est nullement nécessaire de connaitre le mode d’emploi, véhicules qui pourraient au final être simplement sortis de l’imaginaire florissant des deux auteurs. Jamais les références et les sources nombreuses ne te perdent dans le(s) labyrinthe(s) qu’affrontent Abel Romero et Pierre-Jean Kauffmann… elles te guident.
Au pire, tu vas chopper une furieuse envie de découvrir Bolaño, ce sera bien fait pour toi et tu auras l’air moins con sur la plage qu’avec le dernier Musso !
Et c’est quoi cet assolement triennal les gars ? C’est pour faire parler les bavards !
« … il vaut mieux échouer à être Cortázar que réussir à être Douglas Kennedy. » (Le Roman De Bolaño, éditions du Sonneur, p. 137). Je n’aurais pu mieux dire !
Stéphane Monnot
Le roman de Bolano
Roman de Eric Bonnargent et Gilles Marchand
Broché: 306 pages – 17€
Editeur : Les éditions du Sonneur
Parution : 19 mars 2015