Dans les livres, les parcours « extraordinaires » de gens ordinaires sont un vrai terreau romanesque. Même si les parcours font froid dans le dos. Même si le style se rapproche du documentaire précis. Ici, le Français , sans identité affichée, est un véritable personnage romanesque, même si la frontière avec la pure fiction reste mince.
Et troublante. Et ce « français », ce « monsieur-tout-le-monde » qui part de la plus grande des banalités pour terminer en héros du sordide mondial, c’est nous, même si cela peut faire froid dans le dos. Et c’est en cela que le dernier livre de Julien Suaudeau est un petit choc.
Il est normand, il livre des machines agricoles, il aime Stéphanie qui semble s’en cogner, il s’ennuie. Un début de livre réaliste et clinique qui ausculte à la première personne les conséquences intérieures d’une vie passée à ne rien faire pour la vivre pleinement. Et, donc, logiquement, au hasard de rencontres (mauvaises) ou d’envies d’ailleurs, de désirs d’être utile pour quoi que ce soit, le roman glisse doucement de la passivité ennuyeuse à l’enrôlement vers un terrorisme qui tait son nom, qui louvoie et multiplie ses signaux codés pour recruter des « faibles » pour qui toute mission, divine ou non, sera un salut à une existence merdique. L’auteur, intelligemment, n’intente aucun procès à personne mais rend compte des faux préjugés vivaces à l’encontre du djihadisme (qui n’est pas l’apanage du recrutement à dessein religieux) : il montre au contraire l’universalité de cette adhésion à l’insoutenable, pour cause d’abandon moral et social, et du coup, propose une vraie réflexion sur d’éventuelles « solutions » qui stopperaient ce fléau.
Mais c’est pourtant un vrai roman, à l’écriture simple, limpide, qui laisse assez peu de place aux atermoiements intérieurs du personnage mais qui décrit très subtilement les rouages qui s’installent dans cette destinée vers l’innommable. Evreux, puis Bamako, puis le nulle part vers une possible Syrie. Une avancée sans possible recul vers ce que nous redoutons tous, et qui ne manque pas d’arriver. Et le plus troublant, le plus fort aussi, c’est de ne pouvoir détester cet homme qui devient le pire des bourreaux presque malgré lui, comme happé par une machine d’endoctrinement plus forte que tout, car se basant sur qu’il était dès le départ : rien, finalement.
Le Français, tristement d’actualité, est cependant une vraie révélation quant au talent de Julien Suaudeau d’évoquer avec intelligence, force et émotion un sujet si complexe et ouvert à toutes les explications irraisonnées.
Jean-François Lahorgue
Le Français, de Julien Suaudeau
Editions Robert Laffont, 216 pages, 18 €
Parution : août 2015