Intelligence du contenu, beauté du texte, imagination dingue… carton plein, fini l’oubli scandaleux, ne reste plus qu’à enfin accéder au rang de Livre-Culte.
Imagine que tu vives sur un rocher, une espèce de montagne-plateau en forme de champignon : Roche-Nuée.
Deux familles-tribus se partagent cet espace, juste assez grand, ceignant un lac sacré et vital, clos par un vide abrupte surplombant une jungle hostile puis une plaine aride. Vide synonyme de mort autant que de liberté. Une de ces familles vit la nuit, la famille Nuit, l’autre vit le jour… la famille Jour… celle dont tu ne fais pas complètement partie.
Tout le monde adore Dieu-Rouge, Soleil-Couchant, quoi qu’en y réfléchissant bien, il pourrait s’agir de quelque chose de beaucoup plus terrifiant en rapport avec la forme de Roche-Nuée, quelque chose de surpuissant et cataclysmique que tu pourrais interpréter de façon naturelle et volcanique ou, en cette année de commémorations de Nagasaki et Hiroshima… mais j’extrapole !
Dans ce monde étrange, on ne peut pas se permettre de laisser vivre les faibles, alors on les balance, à la spartiate, tout frais sortis du clapotis matriciel, des hauteurs de Roche-Nuée. On aide à la sélection naturelle. Il faut dire qu’ils sont légion les petits démons vu que tout le monde se marie entre frère et sœur, entre mère et fils ou l’inverse. Il faut garder le sang pur – c’est ce qu’on veut bien croire, en fait on n’a pas trop le choix. C’est pour ça aussi que les femmes mangent les morts du clan… avaler son propre A.D.N., obsession d’une hémoglobine aussi limpide que la sève d’un arbre généalogique pour pallier inconsciemment un manque cruel et ancestral de ressources.
Toi tu es Ombre, avorton ni homme ni femme, difforme mais rapide dans les sous-bois comme dans les rochers… un indésiré… épargné du grand saut par ton frère aîné, Argile. Tu es toujours dans ses pattes, c’est pour ça Ombre.
Voilà, le décor est planté. Une histoire d’amour, dans ce monde un peu abruti où tout est pensé, ritualisé et réglé comme du papier à musique, va venir tout chambouler. La lamentable histoire de Roméo et Juliette en somme, sauf que Shakespeare s’est arrêté en route et que Garry Kilworth finit le boulot, va dix fois plus loin et pas du tout dans la même direction.
C’est toi Ombre qui raconte cette légende.
Roche-Nuée est une grosse claque dans la face, d’autant plus qu’on ne s’y attend pas. Superbement écrit, sans fioritures mais plein d’inventions. Le lecteur avance de chapitre en chapitre comme un funambule, comme Argile et Ombre aussi, au-dessus-du vide. Il y trouvera la charge symbolique et anticipative qu’il voudra et pourra même prendre tout ceci au premier degré, comme un très beau roman d’aventure – façon l’île Au Trésor (quoique Stevenson et les degrés hein !). Court, très efficace, chaque page le fait avancer ou s’enfoncer d’un cran… c’est selon et dépend du sens de la progression.
Deuxième opus des jeunes Editions Scylla après Il Faudrait Pour Grandir Oublier La Frontière de Sébastien Juillard, Roche-Nuée, dont la première parution française remonte à 1989 chez Denoël, ressort aujourd’hui dans un bel écrin illustré par Laurent Rivelaygue et c’est une très bonne nouvelle.
Intelligence du contenu, beauté du texte, imagination dingue… carton plein, fini l’oubli scandaleux, ne reste plus qu’à enfin accéder au rang de Livre-Culte
Stéphane Monnot
Roche-Nuée
Roman de Garry KILWORTH
Laurent RIVELAYGUE (couverture et illustrations)
Monique LEBAILLY (traducteur)
15,00 €
Parution : 25 avril 2015