Alice, mal dans sa peau, déprimée par le départ brutal de son petit ami… Isadora, SDF quadragénaire, une vie cabossée par l’alcool …Billie, camarade de classe d’Alice, victime d’une mère poule et d’un frère dominateur. Trois femmes, trois vies en souffrance qui vont se rejoindre le temps d’un voyage aux allures d’errance, comme une quête.
La première chose que voient les bébés araignées, c’est leur mère, comme le raconte Alice à sa copine Billie qui cherche le sommeil dans le froid nocturne. Et comme les bébés ont faim, alors ils la grimpent et se mettent à la bouffer, vivante… Comment naissent les araignées, un titre réussi, pour une histoire en forme de toile. Trois portraits touchants, trois fils reliés par un autre fil, celui d’une aventure commune sur la route, hors des murs, comme une tentative d’ébranler l’inertie d’un cauchemar. Comment naissent les araignées aurait pu s’appeler « comment naissent les névroses ». Car qui dit « naissance » dit « mère ». Et qui dit mère dit transmission, transmission du bon comme du moins bon. Et quand le moins bon ressemble à la méchanceté ou la possessivité, les dégâts sont immenses pour la victime et la folie n’est jamais bien loin. Faut-il alors « bouffer » sa mère pour s’en sortir ? C’est très exactement de cela dont il est question ici.
La Française Marion Laurent nous propose donc là un beau roman graphique estampillé « USA in the nineties », une histoire de femmes américaines à la dérive. Si ce sont principalement les rapports mère-fille qui sont abordés, à l’exception de l’épilogue dédié au petit ami d’Alice, lui-même rejeton d’un géniteur absent, la thématique a trait à la filiation en général et aux bonnes vieilles casseroles familiales que chacun, homme ou femme, traîne avec soi des années durant, avec quelques pistes pour les larguer avant d’être cuit dedans. C’est aussi une love story impossible et désespérée entre Dwight et Alice, jeune et jolie Barbarella sous le pinceau de son boyfriend, impossible parce que la tête et le cœur du jeune homme refusent de s’accorder.
En plus d’un scénario très bien construit, le dessin de Marion Laurent invoque l’urgence avec son trait gras et son absence de fioritures, exprimant à la fois la sensibilité de l’auteure et l’âpreté de ces vies déchirées, que les couleurs obstinément rosâtres tentent peut-être d’apaiser. Les dialogues sonnent juste, les paroles font mal mais libèrent aussi, et quand il n’y en a pas, ce sont les regards, les attitudes, les gestes qui parlent. C’est ainsi qu’en alternant les séquences avec et sans textes, Marion Laurent sait faire respirer son récit avec talent, nous captivant jusqu’à la dernière image, sublime, alors que Dwight vient d’avoir un accident, de cette biche hagarde en pleine forêt au milieu des croquis flottant dans les airs.
Laurent Proudhon
Comment naissent les araignées
Scénario et dessin : Marion Laurent
Editeur : Casterman
108 pages – 23 €
Parution : 23 mars 2015