Explorateur chevronné en métaphysique oubapéenne, Marc-Antoine Mathieu est l’auteur de S.e.n.s, quête sisyphienne silencieuse, et de Julius Corentin Acquefacques, série emblématique de sa prolifique biographie. Entretien avec celui qui se définit d’abord comme un narrateur utilisant le dessin comme une écriture avant d’être un dessinateur.
Dans toutes tes œuvres, tu mets la barre très haut, on a l’impression que l’imagination est sans fin, je trouve ça très généreux de la part d’un auteur de donner autant et de nous en faire profiter. Penses-tu pouvoir encore surprendre tes lecteurs à l’avenir et de les décevoir si tu fais quelques chose d’un peu moins bon ?
C’est toujours le risque, mais ce sont des questions que je ne me pose pas. Il y a simplement le désir d’être au plus juste de ce qu’on est et de ce qu’on veut raconter, et ce de manière presque totalement désintéressée, garante d’une vérité. A l’évidence, il y a des choses que j’ai faites qui sont plus ou moins comprises, d’autres moins surprenantes avec moins de succès. Je peux même dire que parfois j’ai été moins bon, mais en tous les cas j’ai toujours été extrêmement sincère et honnête, et cette intégrité est garante de ce que je dis, mais n’est pas du tout garante de qualité dans l’absolu. Le doute demeure toujours de ne pas être à la hauteur des idées qu’on a eues.
C’est à partir du moment où on réfléchit trop que les choses se gâtent, j’imagine…
Il ne faut pas forcer… J’ai toujours eu la chance de ne pas avoir à le faire, car je n’ai jamais cherché à ne faire que de la bande dessinée, je gagnais ma vie par ailleurs par la scénographie, le graphisme. Ce « confort » m’a permis de faire des histoires et des récits quand vraiment ils m’importaient, lorsque qu’il y avait une urgence à les faire. S’il y a quelque chose qui se passe de moi à moi-même, il n’y a pas de raison que ça ne passe pas aussi de moi aux autres. C’est un peu comme ça que je vois le truc, et je le dis en toute humilité dans la mesure où ce ne sont que des livres, des idées et même j’ai envie de dire, le plus souvent des jeux : des vues de l’esprit, parfois des exercices de styles, des expériences de pensée…
Je recommande toujours à ceux qui ne te connaissent pas Julius Corentin Acquefacques qui est ton œuvre maîtresse. Univers ludique absurde, toujours un peu inquiétant et empreint d’humour noir. Ne crains-tu pas parfois comme ton personnage de t’égarer dans ces labyrinthes qui peuvent donner le vertige ?
Il y a toujours ce doute, mais pour moi les gens qui créent des labyrinthes ne risquent pas de s’y perdre, ils les créent justement parce qu’ils les craignent. En dessiner (c’)est une manière d’en sortir et à ce titre, S.e.n.s. est un labyrinthe à l’envers, sans murs mais complètement fléché, donc ça revient au même. A partir du moment où on créé, on est un peu obligé de se perdre un minimum. Comme disait Ionesco, « c’est la peur de nous perdre qui nous perdra. » Oui, aller visiter d’autres contrées, qui étaient déjà en nous d’ailleurs, parce qu’on s’aperçoit que quand on se perd, on rencontre des choses qui étaient déjà en nous, simplement on ne les avait jamais fait sortir.
On peut te considérer un peu comme un éclaireur de la BD ?
Ça c’est un beau compliment, j’en suis très fier si c’est le cas.
Delcourt est ton principal éditeur, parle-moi des autres qui ont eu l’occasion de te publier…
Il y a eu Futuropolis pour ma première BD Paris-Macon et Les Sous-sols du révolu, L’Association avec les Pattes de mouches, l’Oubapo. Il est vrai que si j’avais été plus près de Paris, je me serais rapproché de ces éditeurs, mais je dois dire que de livre en livre, Delcourt m’a beaucoup été fidèle, et ça joue. C’est peut-être aussi une question de personne, c’est-à-dire qu’à moment donné – et ça se passe parfois comme ça avec les amitiés – c’est de personne à personne, et c’est ce qui s’est passé avec Guy Delcourt, parce qu’il avait démarré sa maison d’édition au moment où moi je démarrais Lucie Lom (atelier où Marc-Antoine Mathieu expérimente et invente, avec son collègue Philippe Leduc, des mises en scène graphiques et scénographiques). Il y a un vrai respect de personne à personne. Guy est quelqu’un qui est dans le challenge…
Il vise l’Amérique d’ailleurs ?
Oui ils y vont, là… il n’a pas fini, il peut aller très très loin, Guy Delcourt…
Autre question par rapport à l’éditeur : comme tu joues beaucoup avec le support, avec des découpages, des déchirures, cela doit être un cauchemar pour les imprimeurs ?
C’est un petit peu plus compliqué, mais pas tant que ça… parce que la spirale, c’est juste une forme de découpe, après il y a un petit point de colle, de la manipulation, mais je pense que les chefs de fabrication dans les maisons d’édition aiment bien ça parce que ça les change, ça leur fait un défi donc en général c’est plutôt bien accueilli dans la mesure où ça ne multiplie pas par dix le coût du livre… ce n’est pas si compliqué que ça, les feuilles passent dans une machine à découper, ça prend un peu plus de temps… Pour Le Décalage, si par contre, les pages déchirées, là ça a été compliqué…
Ça peut être un vrai travail d’orfèvre ?
En fait ce qui était compliqué, si tu veux : tu as des pages déchirées, avec trois formes de découpe. Donc on ne pouvait pas faire autrement, elles sont forcément sur deux cahiers différents et ne pouvaient l’être sur un seul. Deux formes de découpe sur un cahier qui doivent être au bon endroit – on ne peut pas se permettre de faire un millimètre en trop ou un millimètre en retard, la marge d’erreur doit être extrêmement faible -, ensuite c’est plié en trois je crois…
« Je me sers d’écrits scientifiques comme un terrain poétique dédié à l’imaginaire »
Il faut une machine spéciale ?
Les pliages, cela concerne toutes les BD. Habituellement quand la page est décalée, personne ne le voit mais là, s’il y a le moindre décalage au début, tu plies en deux, tu multiplies par deux la première erreur, tu replies en deux, tu multiplies par quatre, etc. donc ça veut dire qu’à la fin, tu peux te retrouver avec un décalage monstrueux…
Même si la bd s’appelle Le décalage ? (rires)
Exactement… En plus il y a une autre forme de découpe qui est sur un autre cahier et qui va être assemblée à la fin pour faire le livre, donc encore une autre possibilité d’erreur… ça fait beaucoup, et du coup, il y a de nombreux imprimeurs qui craignaient en effet de ne pas y arriver et ont jeté l’éponge. C’est un peu pour ça que l’impression a été réalisée en Chine, dans la mesure où à un moment donné, ils se sont dits : si les machines n’y arrivent pas, on pourra toujours mettre trente gus dans un hangar et tout faire plier à la main… c’est encore possible en Chine…En France, ça ne l’est plus, le livre coûterait 50 euros à l’arrivée…
Tu disais lire beaucoup d’ouvrages scientifiques, au final tu te sens plus artiste/auteur ou scientifique, ou quelque part entre les deux ?
Comme tout créateur, je me sens parfois un peu médiateur, tout créateur étant aussi médiateur dans la mesure où il prend des choses, s’en nourrit, les transforme et les régurgite finalement, donc je ne suis pas différent d’un autre. Tout ce qu’on peut extraire de notre « boyau cerveau », ce sont des choses dont on s’est nourri. Le fait que je me nourrisse beaucoup d’articles de revues scientifiques, ça se sent, ça se voit… donc il y a une part de moi qui jubile à l’idée de « remouliner » la connaissance scientifique et de m’en faire le passeur, c’est sûr…. Donc je suis à la fois passeur, mais je me sers aussi de ces écrits scientifiques de manière beaucoup moins évidente, comme terrain poétique et dédié à l’imaginaire…
Tes influences scientifiques, c’est un peu ta marque de fabrique. Penses-tu pouvoir passer un jour à un style vraiment différent, style roman graphique ou quelque chose de plus psychologique, plus introspectif ?
C’est un peu déjà le cas avec Le Dessin, et ça va l’être avec mon prochain livre qui va s’appeler Otto. Il s’agira d’un récit sur une quête identitaire, très cousin avec Le Dessin : du texte off, un personnage à qui il va arriver quelque chose, qui rentre dans une histoire qui tourne un peu au fantastique, mais c’est un récit très réaliste qui se passe dans un léger futur (2020).
Il y aura donc toujours la petite touche fantastique propre à tes œuvres ?
Oui parce que je ne me vois pas raconter la réalité, si je devais le faire, je ferai du documentaire et pas forcément de la bande dessinée.
Pour quelqu’un qui aime jouer avec les illusions, ça serait difficile j’imagine… L’œuvre dont tu es le plus fier ?
Difficile à dire, je les aime toutes…J’ai vraiment le sentiment que chaque tome de Julius est bien, certes, mais aurait pu être mieux. En même temps j’ai toujours été fier de les avoir faits au moment où je les ai faits, car ils étaient vraiment l’aboutissement de quelque chose. Par contre je peux dire qu’il y en a un de moins réussi, c’est Mémoire morte. Si je devais le republier aujourd’hui, je pense qu’il y a certaines choses que je ferais peut-être un peu différemment, parce que justement je suis moins bon sur le terrain sociologique. C’est d’ailleurs le reproche qu’on peut me faire avec Dieu en personne, où effectivement j’ai un discours plus ciblé sur le monde, sur la société, et ce n’est pas forcément là où je suis le meilleur. Ce serait plutôt dans le domaine de l’absurde, de l’humour noir, du décalage… Nous avons tous nos terrains de prédilection et d’autres qu’on expérimente, visiter de nouveaux territoires c’est toujours un peu risqué…
Durant la conférence (celle qui eut lieu juste avant l’interview), tu évoquais Charles Burns. Est-il une de tes influences ?
Ce n’est pas vraiment une influence en fait. Je parlais de lui pour expliquer que ce n’était pas évident de faire passer des paradigmes créatifs d’un continent à l’autre. C’est vrai que notre culture en Europe est née d’un contexte très particulier et reste difficile à exporter… Même chose pour les comics et les super héros américains, qui ne sont pas évidents à transposer ici… Même au niveau des films, on a au fond un peu de mal à piger qui sont ces personnages. Un homme araignée, ok, ça marche parce qu’ils nous l’assènent à coup de marteau… mais franchement ça fait bizarre ! Mais là je digresse ; cela n’a rien à voir avec Charles Burns, que j’aime beaucoup, il est de ces auteurs qui vous fortifient lorsque vous doutez de vos choix ; son univers radical, sans concession, c’est beau.
Il est presque européen d’ailleurs…
Comme Chris Ware, comme Clowes, ce sont des gens qui ont plus à voir avec nous…
Bien barrés eux aussi… Comme je les aime d’ailleurs, mais c’est vrai qu’il faut rentrer dedans…
C’est très riche, très fort ce qu’ils font…
(Propos recueillis par Laurent Proudhon, Nantes, le 01/11/2015)