Un album qui invite à méditer sur les jours les plus sombres de l’histoire de la Norvège, ceux qui ont précédé la découverte des richesses pétrolières présentes dans les fonds sous-marins du pays. Pas de quoi enthousiasmer le commun des mortels, et pourtant, André Bratten, en a fait une œuvre âpre et ambitieuse.
La Norvège s’est illustrée depuis plusieurs années par sa capacité à régénérer des pans entiers d’une musique électronique que l’on croyait déjà condamnée à l’immobilisme, en donnant naissance à des artistes hors du commun, ayant réussi à s’approprier un héritage déjà imposant tout en creusant leur sillon de façon originale et singulière : du jazz expérimental aux sonorités électroniques de Nils Petter Molvær à la nu disco représentée par Todd Terje, Prins Thomas ou encore Lindstrøm, en passant par la pop délurée du duo Röyksopp.
Alors quand on a appris qu’André Bratten, l’un des producteurs les plus prometteurs du pays, avait décidé de publier un album d’électro consacré aux injustices sociales que connût le pays au début du vingtième siècle, les paysans devenant tributaires des exigences excessives des propriétaires terriens, on n’a pas été surpris plus que ça. Il faut dire que le jeune homme de 28 ans, délaisse un temps le dancefloor pour composer une musique plus cérébrale, proche de l’IDM, afin d’évoquer les années sombres de la pré-industrialisation.
Ne pas se méprendre, une écoute attentive de Gode ne permet pas de déceler les thèmes qui y sont abordés. La condition de vie difficile des paysans norvégiens au début du siècle dernier n’est qu’un prétexte ou plutôt, n’a été qu’une inspiration pour composer cette musique instrumentale qui évoque certaines œuvres d’Aphex Twin et même de Brian Eno, dans cette façon de jouer avec des oscillations sonores parfois presque imperceptibles. On est loin de la techno progressive de Math Ilium Ion ou de Trommer Og Bass, l’un de ses plus célèbres titres. André Bratten nous entraîne cette fois-ci dans un dédale sonore délivrant davantage une atmosphère que de véritables mélodies, donnant le temps nécessaire à la progression des nappes synthétiques. Difficile alors de définir précisément le style musical de Gode, qui mélange aussi bien les codes de la musique ambient, à ceux du post rock et de la musique néo-classique. Pas d’étiquettes ni de recettes convenues, André Bratten alterne comme bon lui semble instruments acoustiques et machines.
André Bratten cite de lui-même les influences de Brian Eno, d’Arvo Pärt ou encore de Giacinto Scelsi. A l’écoute de titres comme Quiet Earth ou Bivouac, on ajouterait à cette liste déjà intimidante, des artistes comme Boards of Canada ou Jon Hopkins. Même finesse dans les arrangements, même goût pour les expérimentations minimalistes à la frontière de l’ambiant. A la différence près qu’André Bratten ne s’interdit pas quelques intermèdes plus rythmés comme avec Philistine, titre mêlant beats concassés et distorsions acides. Ne pas chercher de raison grivoise ni religieuse dans le choix du titre de l’album, Gode signifie « privilège » en norvégien, mais aussi « bon » et peut même désigner un outil agricole. Un mot à multiples significations qui fait écho à cette musique inclassable, ouverte sur le monde malgré cette noirceur apparente. « Gode is the record I always wanted to make » confiait récemment André Bratten. Le secret de cet album réside probablement dans cette confidence: Gode est un album introspectif, emprunt de nostalgie, qui s’écoute comme si l’on parcourait un journal intime, celui d’un compagnon de route. La patine du temps ne pourra lui être que profitable.
Julien Adans
André Bratten – Gode
Label: Smalltown Supersound
Sortie: 13 Novembre 2015