Rencontré lors du dernier Festival d’Angoulême, Serge Lehman, auteur et scénariste de science-fiction, s’exprime sur son dernier ouvrage L’Esprit du 11 janvier, dans lequel il livre une analyse hors des sentiers battus sur les attentats de Janvier 2015 à Paris.
L’Esprit du 11 janvier est un ouvrage surprenant. Par quel cheminement en es-tu arrivé à cette analyse plutôt atypique des événements ?
Il est évident que ça ne serait pas venu si je n’avais pas ce fond-là. Un intérêt pour les questions philosophiques, pour les questions religieuses qu’à mon avis on a tort de laisser en déshérence sous prétexte que l’on est dans un monde laïque et rationnel. Parce que beaucoup d’événements qui se produisent ont à voir avec l’irrationnel ou la condition humaine. La deuxième raison, c’est que j’ai vécu le 11 janvier, toute la séquence de janvier mais spécialement la marche, dans un état – comme beaucoup de gens – à la fois d’accablement complet, l’impression de voir mourir un monde dans lequel j’ai grandi, un monde assez joyeux où la liberté d’expression est acquise. C’est un moment de désespoir et en même temps d’immense soulagement – presque d’euphorie – de voir à quel point ce jour-là on a fait preuve de maturité collective – je dirais même de morale collective. Ce qui était très frappant dans cette marche, c’était à la fois un double mouvement qui était très bien exprimé par la une de Luz par la suite : refus de céder et refus de se venger. Ce qui est formidable. Sans mot d’ordre, sans concertation, rien. Les gens ont spontanément compris que c’était comme ça qu’il fallait faire. Je pense que c’est une des raisons pour laquelle la marche a eu un tel impact au niveau mondial. Tous les autres peuples ont regardé en se disant : « Ah bon ? Ils savent encore le faire ? »
Oui, il n’y a pas eu de guerre civile comme les terroristes l’auraient espéré…
C’était le but, et ça aurait très bien pu basculer.
Au lieu de ça, il y a eu ce « miracle » que tu évoques dans L’Esprit du 11 janvier…
Une des raisons pour lesquelles la thématique du miracle est vraiment intéressante, c’est que d’abord elle évite l’épuisement du discours politique, policier, social sur les événements, qui est très vite saturé en fait. On n’en a rapidement rien à foutre, pour dire les choses clairement. C’est-à-dire que tout le monde en parle, donc au bout d’un moment c’est fini, on n’écoute plus. Par contre, dire qu’il s’est produit un miracle que personne n’a vu, c’est une manière de rendre de nouveau électrique l’événement, et c’était la troisième raison : au printemps, quand les politiques ont fait leur travail habituel de décomposition, d’antagonisation, de retour à l’ornière d’une certaine manière, j’ai eu un moment très sombre où je me suis dit : la marche du 11 est pratiquement une réponse potentielle à toutes les questions qu’on se pose depuis dix ans en France, et pas seulement en France mais en Occident, sur qui on est, sur nos valeurs et à quel point on y croit, ce qu’on est prêt à faire pour les défendre. On avait cette réponse-là. Et les politiques la laissent partir… C’est donc aux artistes et aux autres, à nous, de faire en sorte de raconter l’histoire de façon à ce qu’on n’oublie pas, à l’éclairer de manière complètement inhabituelle. Trois raisons combinées, mais ce n’était pas tellement rationnel, c’était plutôt un mix d’émotions, d’intuitions, de perspectives. Et à un moment je me suis dit, il faut que j’écrive ce que j’ai vu et c’est potentiellement quelque chose qui ressemble visiblement à un miracle. Au fond, est-ce qu’on a besoin d’un autre dieu que d’un dieu moral qui se manifeste dans la tête des gens, dans le cœur des gens, qui leur permet sans concertation, sans même avoir besoin de se parler, de se comprendre instantanément… S’il faut vivre avec un dieu, celui-là me va très bien.
Avais-tu conscience que tu t’aventurais sur un terrain glissant et que cela pouvait être accueilli avec dédain par les soi-disant experts de la politique, sachant qu’en France on est très cartésien ? Comment ton ouvrage a-t-il été accueilli par ailleurs ?
La presse est plutôt bonne, les gens qui en ont parlé ont montré qu’ils avaient compris. Je n’ai pas vu de papier qui ait fait un contresens majeur sur le livre, mais beaucoup de papiers ont insisté sur le côté exercice d’équilibriste par contre…
Oui, mais cela a été fait avec une telle finesse et une telle poésie, alors que le risque était de basculer dans le n’importe quoi…
Une manière amusante de présenter le projet et le livre, c’est aussi de dire que c’est une sorte d’anti-manuel de conspirationnisme, c’est-à-dire qu’au fond, deux heures après l’attentat du 7 janvier, il y avait déjà sur le site de Thierry Meyssan les premières interprétations qui disaient : ça ne peut pas être Al-qaida sinon ils auraient détruit les archives, c’est donc probablement la CIA ou Israël, des trucs écœurants. Et je me suis dit, il y a une théorie classique sur la théorie du complot… La théorie du complot, c’est une espèce de religion dégradée. C’est un regard qui est entraîné à discerner derrière les événements une sorte d’action occulte, cachée, c’est le regard de gens qui cherchent Dieu mais qui ne le voient pas. Or quand on a ce regard-là, on trouve toujours ce qu’on cherche. Et je me suis dit : pourquoi chercher la CIA si on peut trouver Dieu ? A ces gens qui aiment tellement les complots et les conspirations, je leur ai dit : mais regardez, c’est peut-être un vrai miracle ! En fait il y avait aussi, de manière ironique, une sorte de déception intellectuelle à voir que non seulement chez les complotistes mais aussi chez les gens qui sont censés être des experts en miracles, c’est-à-dire le Vatican ou les religieux de toutes sortes, aucun d’eux n’a dit que c’était un grand moment. Au contraire même, le Pape, après la parution du numéro des survivants, le fameux numéro « Tout est pardonné », a fait ce commentaire hallucinant lors d’un voyage en avion : « si on insulte la religion de ma mère, il faut pas s’étonner de prendre un coup… » De la part d’un Pape, c’est incroyable de dire une chose pareille !
Certes, ce n’est pas vraiment un discours de paix…
Non c’est même le contraire. Moi qui ne suis pas chrétien, j’ai été franchement déçu par ce pape. C’est la première fois d’ailleurs…
C’est pourtant un pape qui a plutôt l’air modéré…
Plutôt sympathique, oui, mais à mon avis, il a fait une très grosse erreur d’interprétation… Pour un chrétien, ne pas voir que le numéro « Tout est pardonné », c’est le triomphe d’une certaine manière des valeurs chrétiennes, c’est étrange. C’est l’intuition anthropologique super profonde de savoir qu’une vendetta ne s’arrête que quand l’un des camps dit : « Moi je ne me vengerai pas. On arrête maintenant. La violence, au lieu de te la rendre, je la prends sur moi. » C’est ça qui se passe. Donc tout ça, c’est de l’ordre du registre des miracles, et ce n’est pas moi qui l’ait inventé, il est venu spontanément sous la plume de la plupart des éditorialistes devant la marche du 11. Et c’est plutôt l’idée de se dire : si tous ces gens font une métaphore sur le miracle, le prodige, etc., c’est peut-être que ce n’est pas juste une image poétique, peut-être qu’elle traduit une réalité psychologique très profonde. Donc le but était d’arriver à décoder ça.
Et toi, du coup, comment te situes-tu d’un point de vue religieux ? J’imagine que tu as été baptisé un petit peu comme tout le monde ?
J’ai été élevé dans une famille où il n’y avait pas d’éducation religieuse, pas de religion officielle. Il paraît que mon arrière-grand-mère était scandalisée de voir qu’à la naissance on ne me baptisait pas, donc elle m’aurait baptisé secrètement dans la salle de bains ! [rires]. C’est une légende familiale, j’aime assez bien l’idée… Plus sérieusement, je suis historien de formation et j’ai un vrai goût pour la philosophie, pour les questions religieuses. Comme je l’ai dit au début, je pense que ce sont des choses sur lesquelles la modernité a cru pouvoir tirer un trait. Mais la plupart des hommes ne l’acceptent pas. Réduire l’être humain comme on est en train de le faire en ce moment à ce qui est mesurable, considérer que le discours utile ne peut porter que sur ce qui est mesurable scientifiquement, c’est une manière de faire de l’homme un simple animal voire une sorte de machine, d’où d’ailleurs le succès des discours sur le post-humanisme, sur l’amélioration de l’Homme ou son augmentation, mais nous ne sommes pas que ça… L’Esprit n’est pas que ça.
C’est ça qui est intéressant, car tu fais une analyse spirituelle, mais sans rentrer dans un truc qui pourrait être récupéré…
C’est l’équilibre du discours… Il ne faut faire ni morale, ni doigt en l’air de professeur, ni prêter le flanc à une tentative de récupération, donc effectivement on marche un peu sur des œufs oui…
J’ai parcouru ta bio extrêmement fournie et j’ai vu que tu avais beaucoup travaillé sur des romans ou des scénarii de SF pour la BD. Penses-tu qu’il y a un manque de reconnaissance du genre dans les milieux littéraires ?
Non plus maintenant… Je pense que pendant un siècle, en France en particulier, dans d’autres pays aussi, mais en France cela a pris une intensité particulière, peut-être à cause de la dimension académique de la culture française…
C’est un peu pareil pour la BD d’ailleurs…
Oui mais la bande dessinée en gros a gagné sa reconnaissance critique à la fin des années 80, ça fait donc maintenant une trentaine d’années… La science-fiction, c’est encore plus récent… en gros il a fallu attendre l’an 2000 presque… et au fond la place éminente que tient Houellebecq dans le paysage littéraire, Houellebecq est un auteur de science-fiction, il a commencé en écrivant sur Lovecraft. Les particules élémentaires, c’est un roman d’anticipation sur la fin du monde humain. La possibilité d’une île, idem, c’est un roman sur le clonage… Soumission, c’est une politique-fiction, c’est une anticipation. Avec Houellebecq, on voit le moment où la culture française réintègre la science-fiction qu’elle avait écarté à peu près en 1914. A cette époque, il y avait J.-H. Rosny, que tout le monde connaît encore un peu pour La Guerre du feu, mais c’est un très grand auteur de science-fiction, l’un des premiers. C’est un père fondateur même pour les Américains, c’est le « Wells français » on va dire… Il était président de l’Académie Goncourt, il avait obtenu que le premier prix Goncourt soit attribué à un roman de SF, ce que personne ne sait, Force ennemie de John Antoine Doe en 1903. La science-fiction paraissait – à l’époque on appelait ça « merveilleux scientifique » ou « roman scientifique » – pouvoir être assimilée par l’esthétique de la littérature générale. Et après la première guerre mondiale, c’était fini !
Pour quelles raisons ?
Pour des raisons qui sont complexes, qui tiennent aussi à la perception du caractère industriel et scientifique de la Première guerre mondiale, première guerre des machines ! Je pense qu’après le triomphe du surréalisme est une indication intéressante sur le fait que la culture française choisit de remonter aux images primitives plutôt que d’explorer les images les plus modernes. Ce n’est d’ailleurs pas une critique, c’est une percée, mais elle se fait au détriment d’autres chantiers. Et à partir de, disons 1918, il n’y a plus de place pour la science-fiction dans l’imaginaire français, et cette place ne reviendra qu’à la fin des années 80. Disons pendant un siècle quasiment, on a fonctionné comme si la science-fiction n’existait pas en France, ou après la Deuxième guerre mondiale, comme si c’était uniquement un truc des Américains. Et une partie de mon travail de ces dix dernières années a consisté à retrouver la place perdue. Et d’une certaine manière évidemment, il ne s’agit pas ni de science-fiction ni de fantastique mais disons du fantastique – ou du merveilleux – au religieux, les frontières sont très ténues, je pense qu’on a besoin de retrouver une aptitude à la spéculation intellectuelle, à la rêverie, dans notre pays ultra-cartésien, et dans ces rêveries-là il y a aussi bien de nouvelles idées politiques que les technologies modernes initiées par des Steve Jobs, c’est l’endroit où on s’autorise à rêvasser. Dans la culture française, on ne s’autorise pas à le faire, cela a été très longtemps un exercice interdit. Quand on sort de l’adolescence, on arrête de rêvasser ! On attaque les vrais problèmes, on attaque les vraies grandes œuvres littéraires, on se concentre sur le style, sur la forme, mais je pense qu’il y a d’autres choses à faire, en littérature et en particulier ça, cette espèce d’art de rêvasser, de spéculer sur ce qui est possible, sur ce qui pourrait arriver, qui est l’endroit où se créé le futur…
Donc on a besoin des rêveurs ? Face à des experts, des techniciens, qui se plantent souvent…
Je plaide pour ma paroisse parce que je fais partie de ça, je ne vais pas dire qu’on a besoin de moi, mais je pense quand même, et c’est pour ça que je prends souvent l’exemple de Houellebecq, que quelque soit le caractère polémique de cet écrivain, on ne peut pas nier qu’il a une importance énorme, qu’il a une vraie vista, presque prophétique par moment. Il y a chez lui une vraie profondeur, une vraie connaissance des enjeux scientifiques et techniques, or c’est la science et la technique qui aujourd’hui font l’Histoire. L’Histoire que l’on vit aujourd’hui, c’est l’histoire de l’Internet – et pas une autre – liée à la question : Qu’est-ce qui se produit quand on câble une planète ? La réponse, c’est la situation actuelle. Mais pour ça, il faut comprendre qu’on est en train de câbler la planète. Or cela demande une certaine culture scientifique et technique. Et beaucoup de gens du monde littéraire en France considèrent que ce n’est pas leur boulot de s’occuper de sciences et techniques. Mais s’ils ne le font pas, c’est la science et la technique qui vont s’occuper d’eux.
Et toi, comment vois-tu le tout-technologique et la question du transhumanisme ?
Le transhumanisme est en train de devenir peu à peu un lobby politique aux Etats-Unis.
Tu as donc une vision méfiante du problème ?
Pour accepter les prémices du transhumanisme, il faut être d’accord avec l’idée que l’homme est réductible à son matériel – à son hardware si tu veux -, et que la conscience au fond est une sorte de sous-produit de l’organisme qui n’est pas très intéressant. Je pense que ces questions deviennent super aiguës, et qu’une des raisons de la violence actuelle, c’est qu’au fond personne ne les formule clairement. La question de la nature de la conscience humaine, c’est de se demander si c’est juste un produit du cerveau ou si c’est autre chose, une chose qui n’est pas dans la matière, peut-être dans le langage ou dans la logique, on ne sait pas, mais qui n’est pas réductible à un jeu d’électrons entre neurones. Cette question est absolument urgente, centrale, et personne n’en parle ! Alors que c’est la question qui va créer le monde de demain réellement … J’ai vu hier qu’avec une sorte de triomphe on nous dit : « Les ordinateurs ont battu pour la première fois un homme au jeu de go ». On a l’impression que tout le monde s’en réjouit, comme si c’était formidable. Ça pose des questions vraiment problématiques sur la nature de la conscience humaine. Et si on ne répond pas à ces questions, en tout cas si on ne les réintègre pas dans le débat, dans le champ des idées contemporaines, on va passer à côté de la définition du moment présent, parce que c’est cette question-là qui est centrale…
Ce que j’ai bien aimé à la fin de L’Esprit du 11 janvier, c’est le regard de cette femme musulmane, je trouve que c’est une belle conclusion…
Oui, et cette femme existe bien… le 11 janvier, en arrivant sur la Place de la République, il y avait tellement de monde qu’on était tous pressés les uns contre les autres, j’ai passé un quart d’heure avec cette femme collé contre elle dans la foule, et on s’est souri. D’abord je trouvais très puissant le symbole des trois voiles bleu blanc rouge, je trouve qu’elle avait du courage, et aussi j’étais frappé de voir à quel point on pouvait se lire l’un l’autre sans se parler….
Oui, son regard est très beau…
Il n’y avait strictement aucune ambigüité, on était là pour la même raison et tout le monde était là pour la même raison, avec cette émotion partagée que j’appelle télépathie, car au fond ça ressemble à ça : on se transmet des émotions sans paroles, juste par un regard, c’est peut-être notre meilleure arme pour l’avenir. On doit intérioriser le fait qu’on a ça, qu’on est ce peuple là… et je voulais absolument fixer cette image-là au moins une fois.
D’ailleurs c’est à cette occasion qu’on a osé sortir le drapeau bleu blanc rouge sans honte, car on s’était résigné à ce qu’il appartienne au FN…
Ou au passé, oui, et puis il y avait les hontes coloniales, postcoloniales, tout ça d’une certaine manière a été réglé ce jour-là, et maintenant il reste à digérer cette leçon et surtout ne pas l’oublier !
Propos recueillis par Laurent Proudhon à Angoulême en janvier 2016
Une entrevue qui fait plaisir à lire ! Deux petites remarques:
– il y a une faute dans le nom du lauréat du 1er Prix Goncourt, c’est John-Antoine Nau
– il existe un endroit où on s’interroge sur la conscience et sur ses liens avec le « matériel », c’est ici : http://closertotruth.com/topics/consciousness/