Premier film d’un jeune chinois de 26 ans, Kaili Blues est une fable à l’onirisme exacerbé, émanant un parfum doux amer.
Œuvrant dans une officine médicinale à Kaili, ville du sud de la Chine, Chen est un médecin bienveillant cachant néanmoins sa part d’ombre. Voulant récupérer Wei Wei, son neveu bien-aimé vendu par son vaurien de frère, il décide également de rendre service à sa collègue, une doctoresse âgée, souhaitant faire apporter des effets personnels à son ancien amant sur son lit de mort. Durant ce périple, il traverse le village de Dangmai, lieu étrange où s’entremêlent le passé (les ressentiments douloureux de Chen au sujet de sa défunte femme), le présent et l’avenir (les incarnations futures de certains personnages).
On n’va pas se mentir, mais au bout de vingt minutes, votre rédacteur s’est demandé ce qu’il faisait dans la salle. En effet, Bi Gan – qui à 26 ans réalise ici son premier film – est un brin joueur: il imbrique ainsi les scènes désincarnées sans réel rapport, bifurque sa caméra vers des recoins divers, laisse ses personnages déclamer leurs textes lentement (on pense notamment au plan de ce vieil écran de télévision avec pour fond sonore les poèmes de Bi Gan lus sur un ton solennel) et tâtonne le terrain en balbutiant à plusieurs reprises des plans-séquences de courte durée ici et là. Cela peut s’avérer parfois usant et difficile à suivre – le titre apparaît au bout d’une demi-heure par exemple – qu’il y a un risque certain que le spectateur pique du nez (ce qui fut mon cas même si ça n’était que quelques instants).
C’est lorsque Chen entame son périple à Dangmai, mystérieux village au climat brumeux et semble-t-il hors du temps (même lui se demandant s’il ne s’agit pas d’un rêve éveillé), qu’on se décide à ouvrir progressivement les yeux et se faire complètement happer par ce plan-séquence vertigineux de quarante minutes, d’une beauté effarante, comparable à un délicat rayon de soleil qui traverse la vitre afin de vous réveiller ou une caresse sur votre joue par votre douce. Tant formellement que narrativement, cette prouesse est une réussite totale puisque la caméra ne suit pas uniquement son protagoniste principal, mais également les personnages qui sont autour de lui, permettant de s’attacher à eux en découvrant quelques instants volés de leur quotidien. Ici, chaque image, chaque seconde mettent nos sens en émoi et transpirent autant la vie qu’un amour infini du cinéma. On pense notamment à ce passage où Chen voit en la coiffeuse du village l’incarnation de sa femme défunte et pendant qu’elle lui coupe les cheveux, lui évoque son passé douloureux et se met finalement à éclater en sanglots, et à ce moment-là, on a envie de pleurer avec lui.
Kaili Blues est une fable à l’onirisme exacerbé, émanant un parfum doux amer. S’assoupir en pleine séance de cinéma est un luxe, mais ici disons que cela fait partie intégrante de l’expérience immersive du film. C’est un long métrage qui se révèlera certainement au gré des futurs visionnages, mais on pourra fortement regretter la frilosité des distributeurs (seules deux salles le jouent sur Paris par exemple) au sujet d’une œuvre qui prend toute son ampleur sur grand écran et dont les images restent encore gravées – surtout les yeux fermés – des jours après…
Daniel Yeang
Kaili Blues
Film chinois de De Gan Bi
Avec Feiyang Luo, Lixun Xie, Yongzhong Chen…
Genre Drame
Durée : 1h 50min
Date de sortie 23 mars 2016