Un grand roman et un réquisitoire antimilitariste qui jeta un froid lors de sa sortie en 1952 en pleine guerre d’Indochine et au début du conflit algérien, aujourd’hui réédité par le Dilettante.
Quel désespoir, quelle barbarie, quelle haine, dans ce livre publié en 1952 que le Dilettante réédite en ce début d’année, Yves Gibeau y raconte l’histoire d’un gamin qui a eu la malchance de naître dans le foyer d’un ancien adjudant, vétéran de la Grande Guerre, qui veut absolument que son fils devienne militaire de carrière, comme lui, tout aussi aveuglément dévoué à la Patrie et à ses supérieurs mais avec un grade un peu plus élevé tout de même. Il le confie donc à l’école des enfants de troupe des Andelys où le gamin, peu attiré par le métier des armes, subit toutes les brimades que ceux qui ont fait leur service militaire connaissent bien même si elles se sont notoirement atténuées avec le temps. Le gamin ne veut pas de cette vie, il fait donc tout ce qu’il peut pour contrarier sa famille et sa hiérarchie et les convaincre qu’il n’est pas fait pour ça. Mais l’armée « en a maté des plus têtus » et le père se targue de mettre son fils dans le droit chemin qui mène tout droit au monument où l’on inscrit le nom de ceux qui sont morts pour la patrie.
Le gamin s’accommode plus ou moins de la vie dans cette école mais il ne supporte plus sa famille dont il a honte, sa mère goinfre et geignarde et son père plus obtus qu’il n’a jamais été et qui ne voit en son fils que les supérieurs qui l’ont fait trimer et qu’il a pourtant admirés. Il veut qu’il devienne officier même si ses armes préférées sont les livres, même le bistroquet du coin se rend compte que le père fait fausse route, « Tu n’es pas son père, Chalumot. Pour lui, t’es un adjudant, rien qu’un adjudant ! » Et le calvaire continue à Tulle, à Saumur enfin à Toul dans un régiment de train, à chaque fois la bêtise, la méchanceté, et la brutalité des cadres sont toute aussi virulentes, la haine du gamin, devenu jeune homme, ne fait que croître et le rejet du père devient de plus en plus radical et définitif. « Il répète constamment qu’il te renie, que tu n’es pas de lui, que tu fais sa risée dans tout le quartier et qu’il voudrait être débarrassé de toi pour toujours ». Ce gamin qui n’avait seulement qu’un manque d’intérêt pour l’armée, d’autres envies, devient alors un véritable militant antimilitariste qui affiche ses convictions sans crainte aucune des risques qu’il encourt. Et les ennuis ne feront que s’additionner sur ses pauvres épaules sans que jamais il ne cède.
Mais dans ce gros pavé qu’on pourrait trouver long, si on ne prenait pas un réel plaisir à lire cette belle écriture classique qui a disparu de nos lectures actuelles, il ne faut pas voir seulement un profond antimilitarisme que l’auteur a largement revendiqué et proféré, avec Boris Vian notamment, mais aussi un combat pour la liberté de choisir sa vie et de la conduire selon ses envies. Michel Dalloni l’expose clairement dans sa préface : « Dans les lignes serrées de ce gros bouquin, déchiffrées lentement pour mieux comprendre, se trouvait une vérité si simple qu’il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, pour l’éprouver : la liberté est un combat contre la connerie dont le prix est celui de la vie ». Plus largement encore c’est un véritable plaidoyer politique et philosophique pour l’émergence d’une société sans guerre et sans violence. Un vœu peut-être idéaliste mais l’auteur y croit fermement, laissons-lui le mérite d’avoir exposé le problème afin que chacun puisse apporter la réponse qu’il jugera la plus adaptée à la vie de l’humanité.
Il y a aussi une pointe de misanthropie dans ce texte, l’enfant de troupe ne rencontre pratiquement que des gens qui lui sont hostiles qui ne partagent pas ses vues, seules quelques personnes le comprennent : une bonne sœur, un professeur de français, une script-girl (je ne sais pas le dire en français), ça fait bien peu dans ce long roman. Gibeau ne semble pas beaucoup aimer ses contemporains qui s’ébaubissent devant les uniformes rutilants et raffolent de la musique qui marche au pas, il dénonce la bêtise primaire, l’ignorance populaire, l’obscurantisme religieux, la manipulation des innocents, l’endoctrinement des faibles, le manque d’ouverture d’esprit et d’esprit critique. La souffrance qu’il a éprouvée lui-même en suivant un parcours presque identique à ce gamin transpire tout au long du texte et on sent qu’il a quelques comptes, lui aussi, à régler avec la Grande Muette et avec sa famille. Son antimilitarisme semble hésiter entre celui du professeur de lettres plus attaché à défendre la liberté de l’enfant : « Je ne cherche pas à faire le procès de l’armée. C’est une institution à l’égal de bien d’autres, nécessaire, obligatoire. Je l’accepte. Mais je n’accepte point qu’on ait le courage, ou l’impudence, de détruire chez un enfant toute vocation, toute aptitude, tout désir toute velléité d’ambition contraire aux visées de parents sans discernement, à l’intelligence souvent modeste, ou que guident de mesquins et d’hypocrites calculs ». Et la stupidité la plus cruelle du Général sacrifiant ses enfants pour la patrie et pour sa gloire personnelle. « Il se distingua tout de suite en exigeant de trois de ses fils un engagement volontaire dans son régiment d’infanterie, « pour la durée des hostilités ». Il les fit tuer joliment, en quinze jours, mais décorer aussitôt de la Légion d’honneur, et, peu de temps après, le galon du colonel récompensait ce violent zèle patriotique. »
Plus la lecture avance dans le texte, plus l’antimilitarisme de l’auteur est virulent et plus sa démonstration est éloquente. Ce roman restera donc comme un grand réquisitoire militant contre les va-t-en-guerre et chacun y trouvera de quoi étayer ses opinions personnelles pour ou contre l’armée. Moi, j’ai lu ce livre avec un certain malaise, un fond de vieux romantisme remontant au XIX° siècle donne un côté tragique à l’histoire qui l’était déjà beaucoup en elle-même, et rend la lecture un peu pesante. Par contre, je me suis senti très à l’aise dans le langage employé par l’auteur, une dose de jargon de bidasses, je l’ai été, une ration du français très approximatif employé dans les couches les moins instruites de la population française, le tout noyé dans une belle langue française très académique. A défaut d’y chercher des enseignements, il faut lire ce livre au moins pour son écriture et son atmosphère.
Denis Billamboz
Photo ci-dessus extraite du film de Yves Boisset, Allons z’enfants qui a été adapté du roman d’Yves Gibeau.
Allons z’enfants
Roman français de Yves Gibeau
Préface : Michel Dalloni
Editeur : Le Dilettante
448 pages – 23,00 €
Parution : 13 avril 2016