Le cinéma de Bruno Dumont n’a jamais fait l’unanimité. Plus encore avec Mal Loute, sa première comédie au cinéma, l’auteur de l’humanité divise nos critiques.
Pour :
La liberté de Dumont se manifeste à chaque image d’un film outrancier et mal élevé à la mélancolie profonde. On retrouve dans Ma Loute ce qui faisait la réussite de P’tit Quinquin, le mariage insolite du burlesque et de la tragédie, la moquerie comme arme et l’amour comme espérance.
C’est un peu comme si Daumier avait fait du cinéma. La caricature est ici la règle qui régit toute chose. Mordante, théâtrale ou potache, elle impose au film un ton constamment hors des rails de la bienséance, croquant le bourgeois consanguin comme le prolo sanguinaire avec le même plaisir du grossissement du trait. On est à la Comedia dell’Arte, avec Laurel et Hardy, chez Guignol. Le regard est celui d’un grand gamin qui rigole sous cape.
Mais la singularité de Ma Loute, celle qui exprime avec évidence la liberté de son auteur, c’est autant le brouillage des pistes que la culture du contraste. À l’excès de jeu des comédiens s’oppose la renversante beauté des images, la Baie de la Slack alors filmée dans de sublimes nuances d’ocres, de bleus et de verts à la manière des aquarelles marines.
Et puis, comme dans P’tit Quinquin, l’histoire d’amour qui unit ici Ma Loute à Billie oppose sa pureté à la crasserie ambiante. Mieux, plaçant l’ambiguïté de Billie en exergue, Dumont propose d’autres pistes de lecture et questionne l’essence même du sentiment amoureux. Davantage qu’un salutaire vent de fraîcheur, cette relation amoureuse est le cœur même du film, le personnage de Billie, à la frontière des genres, étant le seul à créer des liens et à bouleverser les règles en imposant sa singularité.
On rit comme des gosses devant le gros qui tombe, le bourgeois qui prononce Whisseky ou le curé qui clôt son sermon par une sentence à double sens, « Pêchez en paix, morues et maquereaux à profusion »… mais on ne rit pas forcément à gorge déployée, plutôt par à-coups, le film n’avançant pas au rythme d’une comédie traditionnelle. La pulsation est profondément mélancolique, le regard se perdant souvent sur le doré des dunes avant de surprendre une scène burlesque, une sortie grotesque, un secret de famille soudain dévoilé.
Le casting mi professionnel mi amateur se prête au jeu d’un cinéaste qui maîtrise son film avec une autorité évidente. À la fausse candeur de Brandon Lavieville s’associe la beauté troublante de Raph, tandis que le duo Binoche Luchini cabotine avec un appétit réjouissant et que Bruni Tesdeschi se la joue madone.
Des costumes aux postures, de l’impossible villa de « style égyptien » en passant par la justification du mariage entre cousins pour définir le capitalisme, du cannibalisme comme arme de lutte à l’inceste par accident, Dumont se permet toutes les outrances. Ma Loute ne plaira pas à tout le monde et c’est une excellente nouvelle !
Pierre Guiho
Contre :
Le style Dumont, on reconnaît tout de suite. Ces paysages du Nord, ces plages du Nord, ces nuages du Nord et ces gueules du Nord (oreilles décollées, accents improbables, sourires édentés…) qui hantent, depuis le début, son cinéma singulier. Ce qui a changé, c’est le ton. Depuis P’tit Quinquin, fini le drame lourd, à bas le jansénisme, fuck la rigueur. Dumont veut faire rire tout en préservant ses marques et ses fidèles. Et puisque P’tit Quinquin a emballé (presque) tout le monde, Dumont récidive dans la comédie loufoque à base d’enquête mystérieuse, de gendarmes à la Dupond et Dupont (ou Laurel et Hardy) et de tronches locales pas possibles, agrémentés ici d’une famille bourgeoise et consanguine lâchée au milieu des dunes.
Résultat de la chose : on retrouve dans Ma Loute les mêmes défauts qui incommodaient dans P’tit Quinquin, en pire. Démultipliés. Jeu maladroit des comédiens non-professionnels (hésitations, approximations, regards en coin vers la caméra), burlesque trop prononcé pour être recevable, rythme comique et comique de répétition mal structurés, toujours à contretemps (n’est pas Jacques Tati ou Blake Edwards qui veut). Le grotesque affiché dans P’tit Quinquin, qui avait pour lui l’attrait et l’esprit de la nouveauté (en tout cas chez Dumont), semble ici recyclé artificiellement, surexploité jusqu’à la lie. Rien ne fonctionne, tout est laborieux. La farce est forcée.
Au cœur de la débâcle, surgit de fait l’unique intérêt du film : l’histoire d’amour étrange, quasi hors-normes, entre Ma Loute et Billie, où quand un anthropophage rencontre un(e) hermaphrodite. Deux personnages incroyables, follement romanesques, que Dumont ne parvient ni à étoffer ni à transcender, préférant s’attarder sur son petit théâtre du slapstick où, sans cesse, ça chute, ça trébuche, ça roule, ça saigne, ça gesticule et parle fort, ça joue les divas, les ténors (de la bêtise). Tout le monde en prend pour son grade (nantis comme culs-terreux) dans une vision schizophrène de l’Humain, coincée entre dédain volatile et compassion tardive. Et non, il ne suffit pas de quelques scènes gore, de lévitations et métaphores divines ou d’une Juliette Binoche surexcitée pour épater la galerie. Le film serait, finalement, à l’image exacte du commissaire Machin, lourd et amphigourique, peinant à s’envoler complètement pour ensuite se dégonfler dans un bruit de coussin péteur.
Michaël Pigé
Ma Loute
Film Français, Allemand de Bruno Dumont
Avec Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi…
Genre : Comédie dramatique
Durée : 2h 02min
Date de sortie 13 mai 2016