Après Philippe Crab et Aurélien Merle, c’est au tour de Jean-Daniel Botta, un autre pensionnaire de la maison Le Saule, de nous parler de ses albums préférés d’hier et d’aujourd’hui.
Comme ses compagnons du label Le Saule, Jean-Daniel Botta compose des chansons singulières et formidables. Son nouvel album Dévotion pour la petite chameau est un moment de poésie dont il faut surtout pas se priver.
Pour l’occasion, on lui a demandé de nous sortir 10 albums de sa discothèque et d’en dire deux mots. Et comme le garçon a la verve poétique, on se régale de cette sélection aussi aventureuse que sa musique.
mai 2016
5 disques du moment :
Borja Flames – Nacer Blanco
L’océan préparé d’un chantre hydraulique
Borja Flames, animal mythologique fait des additions : accumulation de prières, entrepose ce qu’il faut d’obstacles (tangram de digues) comme un labyrinthe posé dans le courant. Par un système de ressacs, de vagues détournées vers les géométries s’établit un champ de force inépuisable : cet homme, qui ressemble à Verlaine avec un patronyme de tueur au chalumeau, invente le refrain perpétuel, le catéchisme expérimental, la psalmodie pour hydre désynchronisée.
Un écosystème clos, un évènement aquatique où se muscle un Poséidon.
Bégayer
Bégayer ou la venue d’autres rois mages. Ici, les précieux cadeaux sont autrement : mélodies piétinées, trilles africaines dans un cafouillage de doigts, un chaos ouvragé, un coup de surchauffe dans les bleuets pour faire dérailler la tournerie si elle devient trop plausible ; Loup Uberto décolle les mots de sa bouche à la manière d’un Tarkos ; dire, à eux trois il font un Rimbaud, un bonhomme à étages qui dépasse toujours du muret, un trou soufflé dans le plein du conventionnel. Sur scène ça vous rembobine les nerfs, on se plie le nez pour les voir de plus près, ils me font penser au quartet de Ornette Coleman qui démarrait un morceau sans battre la mesure.
Áine O’Dwyer – Music For Church Cleaners vol. I and II
J’ai rencontré Áine O’Dwyer au free folk festival à Fano (DK) il y a trois ans, c’est une harpiste Irlandaise. Un jour, on lui prête une église, alors elle joue de l’orgue. Il semble qu’elle se soit rendue là quelques temps, improvisant tandis que les femmes de ménage font de l’aspirateur. Aussi de vieilles dames chuchotent, oublient de compter leurs dents avant de sourire, stupéfaites qu’un instrument aussi énorme se mette à causer et que l’on puisse y tenir tous avec nos bruits, un orgue ça donne envie de bavarder dedans, c’est certainement un beau disque mais plus que ça : c’est quelque chose qui s’est passé.
Shooby Taylor – The Human Horn
Parce que l’esprit de sérieux est risible, Shooby nous venge de tous les raseurs. Très jeune, j’ai été enseveli sous des monticules d’onomatopées par des chanteuses qui ,ne pesaient pas plus qu’un « real book » voulant imiter des femmes grand format. J’étais alors contrebassiste de jazz et pour gagner ma vie, je faisais de la musique de péniche. Heureusement, un jour, la brigade du swing m’a coffré. J’avais mal négocié un 2-5-1 mineur. Cette sensation d’être enseveli par des demi-belles du be-bop était tenace, j’ai du attendre que Shooby Taylor, ce génie du scat, me sorte de là, fasse sauter les décombres avec des postillons de géant. Les sauveteurs de toutes corporations ― à défaut d’être d’authentiques disciples du « Human horn » ― ne devraient-ils pas savoir les rudiments de ce phrasé ! Cela semble indispensable, ainsi la fiole au cou du Saint-Bernard.
Richard Dawson – The glass trunk
On imagine Richard Dawson faisant des noeuds avec ses cordes vocales dans une cellule matelassée, l’asile est en flamme, Richard Dawson en équilibre entre le consumé et ce qu’il reste à brûler se tord le cou pour assécher les dernières syllabes de Joe the quilt-maker, comptine du moindre souffle, chantée tout près de la cendre. The glass trunk est un grand disque, composé de sept beuglantes, joyeuses, déraillantes, esseulées, entrecoupées d’interludes instrumentaux, merveilles d’expérimentations préparées.
5 disques pour toujours :
Duke Ellington & John Coltrane
J’aurais pu choisir Monk & Coltrane. J’aime lorsque Coltrane est détourné, empêché dans son versant complexe. Ici, deux grands bonhommes : d’un côté cet athlète spirituel du saxophone moderne qu’était alors J.C, et de l’autre Duke, qui, d’un petit riff, une phrase toute dégringolée avec le son de piano le plus chaud le plus émouvant du monde, semble inventer de la musique en temps réel. Tandis que Duke, en inversant les touches du piano, trousse ce gimmick sur In a sentimental mood qui fait sautiller les larmes. Coltrane tisse une trame très dense pour y faire émerger par contraste des fragments de lyrisme brut dans le haut des crêtes, quelque chose comme trois notes dépenaillées, il cherche à toute vitesse dans un grand cerveau un petit air bref et naïf.
Cameroun – Flûtes des Monts Mandara
Profusion des souffles, coordination des respirations, ou comment des êtres surnaturels sont nés dans la transe. Polyphonie de flutes fabriquées en os, corne, argile, bois, roseau, coquillage, écorce et bambou. Polyrythmie : sorte de morse infernal dont les corps animés sont les émetteurs, humains mélangés à l’humain mélangés à la montagne délivrant un codex de syncopes. Par moment on est conscient de tout et pourtant proche de perdre connaissance. On respire à travers la corne le bois le granit, on pressent une infinité de mouvements jamais entrevus avec des membres tous frais qui affleurent à nos flans. On a un potentiel curviligne qui donne le vertige.
Aux sources du rébétiko – Chansons des bas-fonds, des prisons et des fumeries de haschisch. Smyrne – Le Pirée – Salonique (1920-1960)
On peut entendre sur ce disque : « Madalena » chantée par Marika Papagika et « En secret je suis allé en bateau » (le plus beau titre qu’on ait jamais donné à une chanson je crois) par Strotas Payioumdzis. Ces deux chansons me donnent à chaque fois envie de casser de joie tout l’intérieur de ma maison. Pour décrire cette musique il faut faire des gestes irrémédiables. Et la joie qu’elle procure ne souffre aucune distraction, on devra détruire tous ce qui n’est pas rébétiko. On dit aussi que le rébétiko peut briser la séquence : il a été quasi impossible de numériser le rébétiko, beaucoup d’appareils ont fondu, le rébétiko mal numérisé peut endommager un téléphone portable.
Oeuvres de Jean-Philippe Rameau pour clavecin par Scott Ross
Le clavecin existe. J’ai longtemps essayé de nier ça, comme j’avais essayé de nier certains ombélifères. Maintenant je connais. Le clavecin a tout un tas de becs qui vous fait tinter jusque la moelle, vous incruste entre l’animal rapide et la meute (on écoute toujours le clavecin dos au mur, plaqué sur une scène de chasse de papier peint). Si on écoute Pancrace Royer on est mitraillé dans toute notre verticalité mais il y a toujours une note bien ronde sur laquelle cligner des yeux. Enfin ce disque de Scott Ross : l’intégrale de Rameau. On dirait que Scott Ross joue sur un clavecin qui est posé sur trente clavecins, soit : il est là-haut faisant résonner une colonne de clavecin, ça fait du liant entre les cieux d’où émane la grande musique et nous autres tout en bas avec nos oreilles mal fixées. C’est le disque d’un maitre, Scott Ross pétrit une gigue à même le torse, il vous rentre les notes par le poitrail directement.
Raymond Scott – Manhattan research
Raymond Scott sera toujours du moment même si c’est un « homme d’avant » (comme disent les africains quand ils évoquent les anciens), enfin il était du temps où les machines se tenaient debout à côté des hommes, de grosses armoires électroniques, des gardes du corps à l’acnée clignotante comme un sapin de noël, qui vous dépassent de deux têtes avec des noms comme : Clarivox, Circle machine, Bass line generator, Karloff, Electronium.
Jean-Daniel Botta « Dévotion pour la petite chameau »
Label Le saule – janvier 2016