Après Barlande en 2011, Pedro Soler et son fils Gaspar Claus se retrouvent à nouveau pour un Al Viento où soufflent les respirations des êtres libres qui ne peuvent se satisfaire des frontières.
Les images d’Epinal ont parfois la vie dure, le cliché accroché à nos certitudes. Si je vous dis Flamenco, au mieux, vous pensez à un groupe de gitans au coin du feu. Au pire, vous revient à la mémoire les affreux Gypsy Kings. Pourtant, le Flamenco, ce n’est pas cela. Aux trop hâtifs qui se satisfont des étiquettes faciles, on ne pourrait que leur conseiller que de retourner s’ouvrir l’esprit à la musique de Paco Ibanez ou celle hybride ici de Pedro Soler et de Gaspar Claus.
Pedro Soler, grand guitariste de Flamenco s’il en est et Gaspar Claus, violoncelliste au caractère musical inclassable. Pedro Soler et Gaspar Claus, père et fils. On aurait tôt faire de voir ici une question de transmission, de paternel à sa progéniture. Certes, il y a sans doute de cela mais peut-être faut-il y voir une forme de confrontation amicale entre les deux générations.
Gaspar, lui, son parcours est tout d’abord du côté des conservatoires. Se faisant l’archet à l’écoute des grands classiques, du jour au lendemain, il envoie tout promener pour se transformer en une espèce de mélange de voyageur glaneur des saveurs du monde, de musicologue tranquille. Ce même Gaspar qui semble n’avoir que faire d’avoir une discographie bien établie à lui, lui qui semble privilégier l’expérience et la collaboration. On l’a croisé aux côtés de Ramona Cordova, de Bryce Dessner des National, de Sufjan Stevens.
On ne réussit jamais vraiment à le cerner mais sans doute trouve-t-il dans cette évaporation la source de l’inédit.
Parmi les nombreuses tentatives d’hypothèses au terme flamenco, il en est qui convient bien à cette rencontre entre Pedro Soler et son fils, c’est celle de « Paysan errant ». En effet l’union de ces deux-là est du territoire de l’errance, de la déambulation dans des espaces à définir. Quelque part à mi-chemin entre l’ancien et le moderne, à mi-chemin entre le respect du patrimoine et l’envie de le corrompre, à mi-chemin entre ce qui existe déjà et ce qui est à construire.
On retrouve chez ces deux-là cette même science de la musique traditionnelle mais qui ne doit pas survivre mais vivre en se confrontant au temps présent.
Ces huit titres qui constituent Al Viento sont à la fois nimbés de mélancolie mais aussi tranchants et incisifs. De Cuerdas Al viento tout en cassure et rupture comme une bourrasque qui monte à un lumineux Vendaval (Por Buleria) à la limite de la Tarentelle, le dialogue est posé entre le père et le fils. On pensera parfois à Matt Elliott pour cette même nostalgie rageuse qui peut en l’espace d’un instant passer d’une sérénité à une explosion sonore.
Rien d’étonnant donc à retrouver le patron de Third Eye Foundation sur ce projet mais aussi David Chalmin à la production sur les deux derniers disques de l’anglais. On y croise également Serge Teyssot-Gay qui vient enrichir encore les ondulations silencieuses de ses comparses.
La force de ce disque réside sans doute dans sa capacité à se permettre une lente élaboration, une suggestion frontale et pourtant délicate. Que cela soit sur Corazon de plata (Por Granainas) à Sale La Aurora (Por Serrana), le duo se joue de l’espace-temps, nous transportant au sein d’un même morceau dans l’Espagne de la Renaissance puis dans un No man’s land dérangé. Le violoncelle de Gaspar Claus n’est jamais académique mais plus de l’ordre de l’empirique.
On croira parfois être parfois face à des structures très organisées pour les voir se dissoudre dans des textures totalement improvisées, à l’extrême limite de la ligne mélodique. On y croise également une forme de mysticisme primaire, une transe païenne portée par la voix habitée de Matt Elliott comme revenu à ses Howling Songs sur l’intriguant Silencio Ondulado qui doit autant à Hildegarde Von Bingen qu’à Liz Harris de Grouper. Car ce disque semble vouloir se confronter à la notion du bruit et de l’émotion, comme s’il souhaitait jouer avec la saturation, les parasites et les drones. Ne jamais vraiment totalement maîtriser la puissance, ne jamais totalement se laisser dépasser, trouver ses lignes de fuite dans ces entre-deux.
Si l’on devait définir ou résumer Al Viento, il suffirait d’écouter Cien Enamorados (Por Petenera) pour comprendre pleinement toute la spontanéité créative de ces instants musicaux cyclothymiques. Pedro Soler et son fils ne manquent pas de courage en rendant hommage à la Petenera, entre légende et réalité, cette chanteuse à la musique maudite qui tue ce qui ose chanter ses mots. Car ici, il est question de troubles du caractère, de changements d’humeur comme ce qui fait le dialogue, la relation à l’autre.
Al viento est l’ouvrage de deux paysans errants, d’un père et de son fils. A la fois libertaire et libre.
Greg Bod
Pedro Soler & Gaspar Claus – Al Viento
Label : Infiné
sortie : 13 mai 2016