Présenté au festival de Gérardmer début 2016, The Witch se singularise par une absence d’effets horrifiques et une esthétique romantico-fantastique très picturale. Un angoissant premier film.
D’abord lever le malentendu et lui tordre le cou, violemment. Annoncé, à tort, comme un film d’horreur, The witch n’en est pourtant pas un : il en serait même l’éclatant, l’infaillible contraire. The witch, c’est d’abord et surtout un film de peur, c’est un film sur la peur. Celle ancestrale, celle archaïque, celle en nous. Celle qui remonte du noir et de nos insatiables croyances. Soixante ans avant les événements tragiques du procès des sorcières de Salem en 1692, une famille de colons est bannie de sa communauté et doit, soudain, s’opposer à une présence maléfique qui hante la forêt près de laquelle elle s’est établie.
Le film de Robert Eggers n’a absolument rien d’aimable ni rien d’évident. Lent, très lent, austère, voilé d’un gris mordoré (sublime photographie de Jarin Blaschke) et déchiré par les accords dissonants et oppressants de Mark Korven, The witch fuit avec intelligence les conventions des films de terreur actuels, sans idées et sans génie. Ici on pense davantage à Dreyer (Vampyr) ou Bergman (Le septième sceau), à von Trier (Antichrist) ou Murnau (Nosferatu, Faust), le film y retrouvant l’essence d’une terreur primitive, pure, la même expressivité et la même poétique morbide scandée par la litanie pieuse et mystique des dialogues (inspirés de comptes-rendus d’audiences de tribunaux, de journaux intimes, de contes et de récits d’époque).
Jamais la présence du Malin n’aura été aussi concrète et viscérale que dans The witch, débarrassée dans sa représentation de toute grandiloquence (pas de vomi, de meubles virevoltants ou de tête pivotante) alors qu’elle en arbore le folklore précis et les mythologies familières, connues et archi vues (forêt, sorcière, succube, possession, bouc, corbeau…). Eggers rejette sensationnel et banalité, y privilégiant une angoisse sourde et disséminée, tenant à presque rien, à du détail. Empruntant aux peintures de Franz von Stuck, Louis Moe, Julius von Klever ou Carlos Schwabe (et même L’Angélus de Millet), Eggers, dans une minutieuse et somptueuse reconstitution historique, ancre son film dans une esthétique romantico-fantastique dont il magnifie les figures les plus spécifiques (corps et paysages tourmentés, sexualité sous-jacente, beauté de l’atroce…).
En confrontant cette famille aux épreuves, aux mensonges et à la tentation, en plaçant les enfants au cœur du processus de dévastation, en révélant, dès les dix premières minutes, la menace originelle pour se concentrer ensuite sur le déclin physique et spirituel de William et Katherine, Eggers éprouve nos convictions, quelles qu’elles soient (ici celle à Dieu, entière et inaltérable), à la matière mouvante, corruptrice et séduisante, du Mal. Dans un long mouvement languide, la famille entière se voit ravagée par la puissance des ténèbres face à laquelle leur dévotion ne pourra pas grand-chose, n’aura servi à rien et, de fait, est-ce elle qui les aura conduit, dans son emprise et son aveuglement, à leur inexorable perte ?
Mélancolique et sépulcral, le film ne cède à aucune rémission, et l’obéissance aux forces infernales est saisie comme un regain, l’affranchissement à une vie dure faite de sacrifices, d’ignorances et de prières infinies. Une élévation, littéralement, le vertige d’une liberté nouvelle et absolue, la soif d’un monde de délices où l’on pourrait, enfin, « connaître le goût du beurre ». Dans une dernière scène impressionnante et mémorable, Eggers traverse les limites du sacré jusqu’au brasier de l’impie, célébrant la transgression des interdits en ces temps obscurs où le joug religieux n’offrait ni droits ni volonté individuelle.
Michaël Pigé
Film de Robert Eggers
genre : Epouvante-horreur et mystère
Avec Anya Taylor-Joy, Ralph Ineson, Kate Dickie
Durée : 1 h 32 min
Sortie : 15 juin 2016