Emmanuel Mario alias Astrobal nous invite à la découverte d’un continent nouveau, l’Australasie. Ce premier album est fait pour toute personne qui aime l’incohérence et la singularité.
Parfois, l’on cherche dans la musique l’excitation première, ce frisson de curiosité comme un gros shoot de nouveauté. On veut secouer ses vieilles habitudes de gars blasé, genre « rien de nouveau ne peut sortir aujourd’hui, tout a été dit, tout a été fait ». On aime aussi que les artistes respectent les règles et restent dans les cases qu’on leur a octroyées, dans les étiquettes rassurantes contre lesquelles nombre d’entre eux. Sans doute que par un système pervers de vases communiquant, pour mieux répondre à une époque frileuse, participons-nous, nous auditeurs comme les artistes, à cette frilosité ambiante ?
Quand on fait de la Pop, on fait de la Pop. On ne peut faire de la musique expérimentale. Que chacun reste dans ses prés carrés et les vaches seront mieux gardées. Prenons un exemple fou et improbable. Imaginons un artiste qui inviterait sur son disque, au hasard Arnaud Fleurent-Didier, Philippe Katerine, Laetitia Sadier, Eddy Crampes et Julien Gasc. Imaginons encore que ce type-là, sans doute un peu fou, pourrait sur un même objet sonore proposer des chansons Pop renvoyant à Gainsbourg période Melody Nelson qu’à la musique expérimentale la plus audacieuse ou une « reprise » extatique de Ravel, ici taper la discussion avec Brian Eno, là avec Shuggie Otis.
N’importe quoi me direz-vous !!!! Et bien détrompez-vous, Emmanuel Mario, aperçu sur les disques d’Arnaud Fleurent-Didier en tant que batteur, relève ce défi avec son premier disque solo, Australasie.
Un défi de taille où l’on se rend bien compte qu’il est plus que difficile de le classer. Avec Everybody loves the sunrise, on pense un instant se balader dans une dynamique electro-clash qui aurait trop regardé les films de Jacques Demy mais Australasie vient tout de suite brouiller les pistes avec cette longue plainte qui doit autant à Grace Jones qu’à Propaganda. Mais si, Propaganda, rappelez-vous ! Ce groupe allemand signé sur le label ZTT, le label de Frankie Goes To Hollywood, auteur de deux tubes P.Machinery et Duel mais avec un album plus que digne d’intérêt avec en particulier ce titre Dream Within A Dream auquel renvoie Australasie.
Nouveau contre-pied avec l’ultra-rythmique Ma Rencontre qui ressemble à s’y méprendre à un ersatz de Jacno et de Chamfort. Signe sans doute dans cette reprise de Bertrand Burgalat de vouloir faire un lien avec cette école Pop qui doit autant au label Tricatel qu’aux effluves Pop opiacées de Sean O Hagan des High Llamas avec ce grain de folie plus très douce et ces arrangements fluides et pourtant complexes. Australasie est truffée de clins d’œil comme ces dialogues du Septième sceau d’Ingmar Bergman dans Flow my tears the machine said.
L’essence même d’Astrobal, c’est de se vouloir insaisissable. S’il y ait une intelligence dont le monsieur puisse se targuer, c’est l’inconstance. Si pour vous, l’inconstance est un défaut, pour d’autres elle est une vertu. Emmanuel Mario semble prendre un malin plaisir à se défausser, l’instant d’avant dans une Pop synthétique qui doit tant aux Eighties, l’instant d’après dans des déserts planants qui rappellent les mélopées de Popol Vuh pour les films de Werner Herzog comme son Nosferatu. On sent bien chez le monsieur une connaissance des disques de Tangerine Dream ou de Todd Rundgren et son A Wizard A true Star de 1973 aussi pour ce trouble des perspectives. Rendre proche l’aisance d’un geste lointain, ralentir la marche, saisir l’instant T. Suggérer plus que dire, diluer plus que poser les choses. C’est souvent rieur mais jamais second degré ou moqueur. Il y a dans la musique d’Astrobal un sens de l’empathie, une philanthropie évanescente mais bien présente.
L’autre particularité, c’est l’utilisation de la voix, du texte comme un composant sonore, comme un élément de forme. Prenez Prairies et sa déconstruction lente. Il faut en avoir du culot pour reprendre du Ravel et en faire une réinterprétation claire comme du cristal. Trois beaux oiseaux s’intègrent avec grâce à ce disque avec cette atmosphère qui ne déplairait pas à Deru. Chez Astrobal, il y a bien sûr cette volonté de ne pas cloisonner les genres, quitte à perdre son auditeur dans ses labyrinthes sonores comme sur Isao & Io, oscillant entre un cadre fermé et un angle grand ouvert.
Un morceau d’Astrobal, c’est mille idées qui se mêlent et s’entrechoquent. C’est la Pop qui se fait maltraiter par la musique expérimentale, qui se débat et rend l’âme. On assiste au combat sans vraiment départager les uns et les autres, insidieusement, on finit par soi-même y participer à ce combat. Ici bercé par une climatique, ici désorienté par une rupture. Au niveau des textes, cela contribue aussi de cette étrangeté avec ces mots tour à tour sibyllins, mystérieux, à sous-texte ou parfois avec cette naïveté rayonnante que l’on trouvait chez les Yéyés. S’y infiltre une forme d’ambiguïté, entre frivolité et intensité.
Astrobal, c’est l’art de la versatilité comme sur Rubycon ou Terres australes et antarctiques françaises qui semblent construit comme des œuvres de musique classique, constituée de mouvements sans que pour autant on ne sente vraiment ni les césures, ni les liens ou les transitions. C’est un jeu sur les symétries, les lignes de fuite. Ici, on croit reconnaître François de Roubaix, là Delerue ou Michel Legrand. C’est un jeu sur les courbes.
Pour cette singularité si personnelle, on cherchera d’autres musiciens qui officient sur les mêmes territoires. On trouvera peut-être le même type de sensation chez Sleep Party People pour cette étrangeté à la fois dérangeante et neutre car l’on ne réussit pas à saisir dans la musique d’Astrobal ce qui l’emporte du malaise ou du plaisir.
Pour parvenir à le définir, sans doute n’avons-nous pas d’autre choix que de nous replonger dans cette musique intarissable ?
Greg Bod
Astrobal – Australasie
Label : Karaoke Kalk/La Baleine
Sortie : 27 mai 2016