De Saint-Nazaire à Venise, Roberto Ferrucci livre un pamphlet contre les bateaux de croisière qui font les riches heures de certains armateurs mais le malheur des Vénitiens. Une plume acérée qui vise juste.
(© La Contre Allée – DR)
Si vous avez déjà traîné une fois vos guêtres à Venise, alors vous les avez forcément vu. Ils font tanguer la pointe de la Douane. Même les vaporettos défient les lois de la gravité à leurs passages. Les bateaux de croisière, ces immeubles flottants sont un fléau pour les Vénitiens… Ils déversent leurs lots de touristes se précipitant, appareil photo en bandoulière, vers le Ponte dei Sospiri (comprenez pont des Soupirs). Les Vénitiens enragent. Roberto Ferrucci en particulier. Sa colère se lit au fil de ces 96 pages virevoltantes. Elle est contagieuse. Elle est justifiée. Sa ville adorée meurt à petit feu sous les coups de boutoir de ces coques disproportionnées. Alors Roberto Ferrucci, journaliste et écrivain, livre le combat qu’il peut, fait de mots et de harangues. Il s’essouffle parfois mais ne lâche jamais. Même quand le nouveau maire de Venise, Luigi Brugnaro, cautionne ces bateaux monstrueux défilant si près des terres. Même quand il censure une exposition photo montrant la ville engloutie par ces paquebots.
Le récit vénitien est entremêlé de résidences d’écriture de l’auteur à Saint-Nazaire, ville portuaire d’où sortent chaque année des dizaines de monstres des mers. Un comble pour Roberto Ferrucci ! Mais une aubaine pour lui qui cherche à comprendre. Et surtout une belle mise en abyme littéraire. Une partie de l’année, l’écrivain se retrouve face aux chantiers STX. Au loin, il voit peu à peu ces géants des mers prendre corps. La vue est bouchée comme à Venise mais, ici, elle a un sens. Le chantier fait travailler des centaines de Nazairiens. Et surtout l’Atlantique n’est pas la lagune vénitienne.
Passant de l’une à l’autre, on sent Roberto Ferrucci tiraillé entre ces deux villes. L’une de naissance, l’autre de cœur. C’est la lagune versus l’estuaire. C’est l’ensoleillée versus la grisâtre. Mais sous sa plume, la grisaille de Saint-Nazaire devient lumineuse et mystérieuse. Il dissèque l’amour immodéré des habitants pour ces monstres blancs : “Ils se rappellent leurs noms, dans l’ordre, bateau après bateau, comme si c’était la formation de leur équipe de foot préférée. Je n’ai pas vu de maison, de lieu public ou de bureau municipal qui n’expose pas un signe de ces bateaux, une photo, un livre, une maquette, un tableau ou une affiche.” Lui-même se laisse prendre… “C’est depuis que j’ai compris, senti et partagé tout cela que je regarde ces paquebots avec moins de rancœur…”
Puis parfois la colère reprend du terrain… “Ils lèvent l’ancre et quittent l’estuaire de la Loire, les bateaux de croisière, et je les retrouve sous mon nez à Venise quand je suis au bord de la lagune en train d’écrire et que je lève les yeux de mon écran, de mon cahier ou des feuilles posées sur la table.” Roberto Ferrucci traque les “écomonstres”, tempête et vitupère. Comment faire comprendre à toutes ces compagnies maritimes que la lagune n’est pas la mer ? À tous ces touristes que Venise ne livre pas ses secrets en la visitant de cette manière-là ? Venise ne se traverse pas au pas de course en une journée. Venise, il faut la découvrir de l’intérieur. Ce n’est pas un clic et un clac sur le pont d’un bateau qui donnera l’instantané le plus vrai de cette ville si belle, si majestueuse, si attachante. Venise, il faut s’y perdre un soir près du pont Rialto après avoir dégusté des cichettis (les tapas locaux). Il faut aller découvrir le quartier de Castello, là où la foule ne s’amasse pas. Il faut humer l’ambiance populaire vers Cannaregio… Non, définitivement, un clic et un clac ne suffisent pas.
Delphine Blanchard
Venise est lagune
Roberto Ferrucci
Traduit de l’italien par Jérôme Nicolas
Éditeur : La Contre Allée
96 pages, 8,50 €
Date de parution : 9 juin 2016