Derf Backderf était au Festival D’Angoulême en janvier 2016. Rencontre avec le génial auteur de Mon ami Dahmer, Punk Rock et mobile homes et Trashed, tous parus aux éditions Ça et là.
Profitant du passage à Angoulême 2016 de Derf Backderf où il a reçu le « Prix Tournesol de la bande dessinée écologiste » pour son livre Trashed, Laurent Proudhon a interrogé l’auteur américain à propos de son dernier livre en grande partie autobiographique où il est question du traitement des déchets.
Trashed est une description remarquable et captivante d’un milieu peu connu : les éboueurs.
Merci, c’est assez différent de Mon ami Dahmer.
Oui très différent… c’est d’ailleurs assez incroyable, je ne savais rien de ce boulot, et de ce que les gens jettent dans leurs poubelles… moteurs de voiture, cuisinières à gaz, branches d’arbres, excréments, animaux morts, … des morceaux de corps humain même !
Très peu de gens connaissent ce boulot. Et oui, Dahmer a jeté sa première victime, après l’avoir découpée en morceaux. C’est dingue quand tu réfléchis.
Il faut vraiment tout ramasser, même si c’est lourd ?
Quand les gens jettent ? Oui… j’essaye de me rappeler si on a déjà laissé quelque chose… non je ne crois pas !
Tu as été éboueur pendant combien de temps ?
Environ 1 an. Quand tu as 19 ans, c’est une grosse partie de ta vie. Cela ne semble pas si terrible maintenant, mais quand j’étais en plein dedans, je ne voyais pas la fin du tunnel. Je pensais que j’allais être éboueur pour le restant de ma vie, c’était difficile.
Ça devait être particulièrement difficile l’hiver ?
La pluie était pire… encore que, na neige était assez horrible aussi !
Quel est ton meilleur souvenir ?
Meilleur ? Tu veux dire le plus heureux ? (rires) Non, pas de bons souvenirs, de manière générale c’était plutôt horrible. Le souvenir qui me revient souvent est celui du chenil… ce souvenir me hantera toujours. Les sacs de merdes de chien. C’était horrible. Je réserve généralement ces anecdotes pour les soirées dinatoires ! (rires).
Il fallait souvent garder ton sang-froid avec les résidents ?
Oui, cela fait partie du boulot, on te traite comme de la merde, l’éboueur est un péquenaud, un travailleur. Mais il ne faut pas les énerver, ça c’est une grosse erreur… tu énerves tes éboueurs, ça se termine généralement mal.
Des représailles ?
Oh oui, bien sûr ! Poubelles dans les arbres, boites aux lettres écrabouillées !
L’album est semi-autobiographique ?
C’est principalement de la fiction, mais tous les évènements sur le camion me sont arrivés à moi, ou à quelqu’un d’autre. Mais les personnages sont tous fictifs.
Dans tes histoires tu sembles être friand de personnages excentriques… Le Baron dans Punk Rock et mobile homes, Jeffrey Dahmer… and Magee dans Trashed ! Ce dernier est un personnage incroyable… il existe vraiment ?
Magee est inspiré par un ami à moi, malheureusement décédé il y a environ 5 ans. Il a donc eu une vie courte et spectaculaire ! Il n’est plus avec nous… il me manque.
D’une certaine façon il est le personnage principal, non ?
McGee ? Oh oui, c’est mon personnage préféré dans l’album. Il est fantasque et imprévisible.
On peut toujours trouver la toute première version de Trashed ?
Elle est toujours disponible aux USA. Il y a toujours des exemplaires sur Amazon, je crois. Mon premier éditeur garde tous mes livres. Il les réimprime sans arrêt, parce que quand Mon ami Dahmer est paru chez un gros éditeur aux USA, ce fut un gros succès. La première version de Trashed fut publiée chez un toute petit éditeur, qui ne publie d’ailleurs plus de livres. Mais il continue de fournir Amazon, et réimprime régulièrement Punk Rock et Trashed.
La première version de Trashed était autobiographique ?
Oui c’était un mémoire.
Tu as donc réécrit une grosse partie de l’histoire ?
J’ai tout réécrit. La nouvelle version de Trashed ne reprend rien, c’est complètement diffèrent. L’ancienne version est primitive.
Verra-t-on une édition française ?
Non je ne pense pas, c’est trop vieux, je ne serais vraiment pas partant, c’est du boulot de jeunesse.
Du travail que tu apprécies toujours ?
A l’époque oui, l’album avait été nominé pour un Eisner Award, l’équivalent des Oscars pour les comics aux USA, dans la catégorie « meilleur auteur ». C’était une excellent façon de débuter une carrière, même si je n’ai pas gagné. J’avais dessiné ces histoires en 97-98, mais elles ne furent pas publiées avant 2002.
En tant qu’artiste, es-tu assez critique envers ton travail de jeunesse ?
J’aime toujours beaucoup cet album, à cause de sa signification. C’était la première fois que j’écrivais une histoire plus longue, c’était vraiment le commencement pour moi. Il faut s’en rappeler pour ce que c’était à l’époque.
Dans Trashed, tu critiques ouvertement le système politico-économique de ton pays. Corruption, crises des subprimes, crise immobilière. Trashed est d’ailleurs composé de deux parties : l’histoire principale, légère et drôle, et un compte-rendu très documenté sur la politique de gestion des déchets.
Dans l’édition française on a mis la partie didactique en fin de bouquin. Dans la version américaine elle est intégrée à l’histoire même… le passage sur la décharge, sur le camion à ordures, toutes les double-pages… mais dans la version française on a pensé que ça aurait mieux sa place en fin d’album. Je pense que c’était une bonne décision, parce que c’est trop spécifique aux USA, vous faites les choses un peu différemment ici. Ne serait-ce qu’au niveau échelle, nos décharges sont beaucoup plus grandes que chez vous, nous avons tellement de place, les USA sont tellement vastes, la France entière pourrait tenir dans l’état du Texas.
Tu as l’air plutôt pessimiste sur la situation des déchets…
Oui, c’est un problème sans fin, regarde tout ça (montre du doigt les gobelets en plastique)… Tu te promènes à Paris et tu vois les poubelles qui débordent. On produit tellement de déchets. Je ne sais pas ce que vous en faites ici en France.
On essaye de recycler plus… Je ne sais pas si c’est une solution sur le long terme.
Non ce n’est pas vraiment une solution. C’est mieux que rien, mais recycler utilise de l’énergie, tu brules de l’énergie, ce qui crée de la pollution. Et seuls certains matériaux sont recyclables, principalement les emballages. L’aluminium et le verre peuvent être recyclés plusieurs fois, mais pas le plastique, fabriqué à partir de pétrole. (Derf tapote sur l’enregistreur en plastique avant de déclarer :“pardon j’avais oublié que tu enregistrais !”).
Te définis-tu comme auteur engagé ?
Non, c’est juste quelque chose dont je faisais partie, et qui valait selon moi le coup d’être raconté, parce que personne n’y pense vraiment. Mais je ne veux pas être trop sérieux ou sermonneur. Quand tu es éboueur tu n’es pas forcément membre du parti écologique. Les ordures sont là, elles seront toujours là, ça ne s’arrête jamais, et il faut les ramasser et s’en débarrasser. Tu fais juste partie du processus.
Donc tu ne veux pas te lancer dans la politique, et t’opposer à Donald Trump ?
(Rires) Non, il n’était pas candidat quand j’étais éboueur ! En fait j’étais dessinateur de satire politiques pendant de nombreuses années, avant de publier des albums… mais pas dans les journaux grand public, je travaillais pour des petites publications alternatives, dans les années 80 et 90… J’ai fait ça pendant de nombreuses années, donc j’en ai marre de la politique. C’était marrant au début, mais dans ce milieu tu arrives vite à saturation. C’est comme les athlètes, ils ont des carrières très courtes et prennent leur retraite très tôt !
C’étaient des journaux alternatifs indépendants, donc tu avais carte blanche ?
Oui je faisais plus ou moins ce que je voulais.
Ton éditeur français m’a confié que la version française de Trashed était parue avant la version américaine parce que ton éditeur américain t’a posé des soucis au niveau du langage employé dans l’histoire… est-ce vrai ?
Non, il s’agit juste d’un programme de publication diffèrent. Mon éditeur américain voulait publier le livre à une certaine date, en rapport avec Noël, et Serge voulait le publier plus tôt. Aucun souci avec mon éditeur américain, ils sont excellents et me laissent faire ce que je veux.
On est surpris de te voir dédicacer debout, ici à Angoulême !
C’est plus confortable, je n’aime pas être assis et recroquevillé sur ma table, alors que les lecteurs sont debout. Mes files d’attente sont longues, et ces chaises sont pourries. Je préfère faire ça debout, tout simplement, pas d’autre raison !
Propos recueillis par Laurent Proudhon, le 28 janvier 2016 à Angoulême.