Avec « You Want It Darker », Leonard Cohen s’avance à nu dans son costume acoustique et hésite entre le constat glaçant et l’œuvre testamentaire. Peu importe la réponse, c’est avant tout un immense disque du monsieur.
Leonard Cohen ne cesse de dire à qui veut l’entendre qu’il est prêt à mourir mais on a bien le temps d’en arriver à ces extrémités-là. N’y voyez pas le geste d’un pudeur trop appuyée ou l’envie de rejeter l’inconcevable. On est bien obligé de se faire à l’idée que nous sommes désormais dans un monde sans David Bowie, alors on a bien envie de donner un ticket pour l’éternité au vieux juif canadien.
D’autant qu’il est revenu au meilleur de sa créativité et que ce ne sera pas You Want It Darker qui viendra contredire cette certitude. Pourtant, tout sonne comme un crépuscule sur ce quatorzième album studio avec « I’m ready my lord » sur le titre éponyme qui fera couler beaucoup d’encre. Laissant de côté les arrangements au synthé qui avaient provoqué bien des polémiques parmi les adorateurs du monsieur, Leonard Cohen depuis Old Ideas privilégie une écriture plus épurée et plus acoustique et cette fois-ci atteinte dans sa perfection. Il suffit d’entendre Treaty pour reprendre conscience de tout le tribut que doit Leonard Cohen à l’école américaine des Cole Porter et autres Hoagy Carmichael. D’ailleurs ne peut-on pas dire qu’a son arrivée dans les années 60, il fut un peu une passerelle entre le temps des anciens et celui des modernes. Plutôt que de relancer une énième dispute entre les générations, il fut de ceux qui réconciliaient ceux qui osaient la romance et la poésie avec ceux qui cherchaient à faire de la Folk une belle chose mature.
D’ailleurs, il ressort de ce disque un parfum un peu démodé entre Fifties désuet et un goût de l’éternité. Des compositions souvent centrées autour d’un piano classique comme sur On The Level qui hésite entre Doo Wap, Gospel et Blues. Ce ne sera pas Leaving The Table qui viendra contredire cette impression. Image instantanée de classique absolue.
You Want It Darker ou le temps des bilans, l’on sent bien Leonard Cohen se balader dans sa discographie et glisser des emprunts à ses titres comme des clins d’œil à qui saura les repérer. C’est rétro sans être passéiste.
On pensera souvent à Various Positions, son disque de 1984 et Travelling light sonnera à plus d’un seul comme une réponse au Dance Me To The End Of Love avec ses emprunts à la musique israélienne. On y trouvera cette voix qui se fait de plus en plus grave et de plus en plus murmure, plus un chant ni encore une parole mais peut-être quelque chose de l’ordre de la prière.
Quelque chose qui dirait : « Quand sonne la « Chanson de l’au-revoir »
Mon cœur n’est pas à son dernier soir.
Et si j’ai tant de route à parcourir
Et de promesses à tenir
Tu as su toutes les gommer
Sur fond de mille baisers »
Il y a ces tentatives à décrire la grâce, cette manière de s’imposer dans l’éternité, ces façons de faire que l’on espère les meilleures. Cette voix qui déclame quelque part à l’intérieur de nous sur It Seemed The Better Way et ce violon sinistre qui cisaille les chœurs et nos tripes.
Bien sûr, il a toujours ce mysticisme chez Leonard Cohen qui nous sauve du misérabilisme et de la peine sans issue. Cette prescience que l’on sent par tous les pores chez lui qu’après les automnes viendront toujours les hivers et le rythme immuable des printemps et de leurs renaissances. Qu’importe qu’un jour il ne soit plus là, le temps ne compte pas pour qui en est convaincu, les années ne deviennent que des soupirs. Il y a cette pulsation vitale, cet ostinato inéluctable sur Steer Your Way comme la monotonie d’une horloge.
Treaty dans sa version dénudée au violon laisse des possibilités d’interprétation, une manière de boucler une boucle, des points de suspension ou la répétition d’un acte comme pour continuer à s’affirmer.
On ne sait jamais trop où il se situe, constat glaçant et lucide ? Œuvre testamentaire ?
Laissons-nous le loisir de ne pas apporter de réponse à cette interrogation et laissons le temps faire son travail…
Greg Bod
Leonard Cohen – You Want It Darker
Label : Columbia Records
Sortie le 21 octobre 2016