Lors d’une mission d’exploration de l’Ouest américain, un photographe va séjourner chez les Indiens. Une balade mystique à la croisée du western et de la littérature, entre extase et amertume.
États-Unis, 1867. Joseph Wallace n’est pas écrivain, ni philosophe ni naturaliste, et encore moins poète, comme il le dit humblement au début de l’ouvrage. Joseph Wallace est un photographe qui écrit. Dans un carnet de route, il narre sa participation à une mission d’exploration vers les Montagnes rocheuses, une expérience qui, en l’éloignant temporairement de sa vie bien rangée de père de famille bourgeois et citadin, va profondément le changer et ne le laissera pas indemne.
Décidément, le western, que l’on croyait désuet, semble revenir à la mode ces derniers temps, non seulement au cinéma mais également en bande dessinée, car indéniablement l’exploration des terres vierges fera toujours rêver. Et en fin de compte, le genre susnommé serait un peu l’ancêtre des space operas devenus populaires avec l’ère de l’exploration spatiale. Avant le succès de la SF, le western existait en grande partie à travers la fascination un rien infantile exercée par les mondes nouveaux et aussi sans doute l’esprit reptilien de ses afficionados. Depuis, les Droits de l’homme sont passés par là. On s’est alors rendu compte que l’Indien n’était plus forcément le méchant que la culture populaire occidentale se plaisait à dépeindre ainsi et qu’il pouvait avoir le droit de protéger ses terres dont l’homme blanc, si « civilisé », cherchait à l’expulser.
En matière de neuvième art, le genre tente de se renouveler en intégrant des éléments plus littéraires, débarrassés de l’odeur de poudre, évoquant sur le fond les œuvres de Patrick Prugne (Pawnee et Frenchman) ou le dernier album de Frederick Peeters (L’Odeur des garçons affamés), qui lui aussi avait un photographe pour personnage principal.
En revanche, l’ouvrage est à mille lieues du genre « aventure », comme expurgé de toute action, purement contemplatif. Bien sûr il y a un récit, mais Etunwan, Celui-qui-regarde ressemble presque à un livre de photos, en accord total avec son titre. Avec un dessin qui semble avoir été réalisé à partir de clichés, Thierry Murat se livre au jeu du clair-obscur, recourant à des monochromes désaturés allant du bleu au jaune en passant par le brun sépia, avec des personnages semblant parfois évoluer dans un théâtre d’ombres chinoises. Et comme la photographie est avant tout l’art du sensible, le résultat est magnifique et projette sur le lecteur ses ondes apaisantes.
Quant à l’aspect littéraire, il réside dans l’importance que l’auteur accorde aux mots. Tout d’abord, la voix off du narrateur domine, tandis que les phylactères y sont secondaires. Les références littéraires y sont bien présentes, avec notamment ce recueil de poésie que Joseph Wallace emportera dans ses bagages, Les Fleurs du mal d’un certain Charles Baudelaire, qui viennent juste d’être traduites pour le public anglophone de l’époque. Un livre au titre vénéneux qui intrigue Wallace « au plus haut point » et imprimera sa marque au récit… Mais outre la langue des poètes, c’est aussi celle des Indiens qui est ici mise en avant, et de fait réhabilitée, jusque dans la typographie. Le photographe est fasciné par cette langue, qui, dit-il, lui donne « le sentiment de pouvoir exprimer [ses] émotions les plus intimes presque aussi clairement que les simples locutions utilitaires. », poussant la démarche jusqu’à l’apprendre durant son séjour dans une tribu.
De façon insidieuse, le western nous avait plutôt habitués à faire passer les Indiens pour des analphabètes, leur langue ayant été souvent réduite à onomatopées ou des noms propres correspondant à un animal et l’une de ses caractéristiques (vous savez, les « Cheval fou » et autres « Bison assis » ?). Une manière grotesque de transformer la figure du « sauvage » en potiche muette et inoffensive, presque risible. Ici, on est dans une perspective totalement inverse.
Etunwan, Celui-qui-regarde est une œuvre lente, empathique et érudite, où la qualité littéraire matche parfaitement avec la beauté graphique. C’est l’histoire d’un homme qui ne trouve pas sa place dans l’univers et se lance éperdument dans une quête mystique éperdue au bout de lui-même, tel un romantique désireux de s’immerger dans le monde des origines, dans lequel il ne voit qu’harmonie, mais hélas un monde inéluctablement condamné par la frénésie conquérante de l’homme blanc.
Laurent Proudhon
Etunwan, Celui-qui-regarde
Scénario & dessin : Thierry Murat
Editeur : Futuropolis
160 pages – 23 €
Parution : 16 juin 2016
Etunwan, Celui-qui-regarde – Thierry Murat – Extrait :
Enregistrer