La Grande Illusion marque le grand retour de Kent, un artiste discret mais attachant qui fête avec ce dix-huitième album solo ses quarante ans de carrière.
On ne s’expliquera jamais pourquoi certains artistes sont au plus haut quand d’autres sont négligés ou un peu oubliés. Car avec Kent, on a l’étrange impression de voir en lui un éternel Poulidor qu’il chantait sur Nouba en 1996. En même temps, En France, on les aime les Poulidor. On les préfèrera toujours aux boursicoteurs et autres gagnants Bling Bling. Kent, c’est le bon copain abordable, le mec forcément sincère, quelqu’un de bien. Pourtant et sans doute à cause de son humilité discrète, on oublie de le remettre à la place qu’il mérite. Celle d’un grand auteur, d’un parolier fin et délicat. Un artiste qui lie empathie et lucidité dans des textes profonds.
La Grande Illusion ramène la musique du lyonnais vers plus d’orchestration après Le temps des âmes, tout en épure pianistique avec Ian Capple à la production. Ici, Kent a choisi de travailler David Sztanke alias Tahiti Boy pour un univers qui doit tout autant à la Variété française qu’au groove de la musique électronique. Eparpillé en ouverture sonne comme une excuse, comme l’aveu d’envies volatiles, comme une velléité, comme un refus à vouloir se ranger dans un moule immobile. C’est sans doute car il est difficile de ranger Kent dans un genre musical que l’on tarde à lui reconnaître sa belle place au paradis. Un temps dans une forme de réalisme poétique, ensuite dans un retour aux sources Rock de Starshooter, Kent fuit entre nos doigts. Et ce n’est pas Eparpillé qui dérogera à la règle avec sa mélodie en fugue comme sortie du Black Tie White Noise de David Bowie.
Il ne faudrait pas oublier le talent d’écriture de l’artiste. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter Un Revenant qui laisse la parole à notre intelligence et qui donne l’écoute aux survivants des drames que la France a connu en 2015. Nul trace d’esprit moralisateur ici, la peinture exacte et délicate d’un être humain plus comme avant.
Le temps est au bilan d’une vie mais aussi à une certaine mélancolie jamais dénuée d’optimisme comme dans Le temps des adieux, beau télescopage entre les Nits de Nescio et un souci du respect du patrimoine musical hexagonal. C’est presque (osons le mot) gentiment désuet, ce n’est pas pour autant inoffensif. Une espèce de nonchalance illusoire à la manière d’un Boris Vian, une forme de pudeur qui n’ose vous intimider avec son profondeur. Kent préfère échanger quelques idées sans importance à la lumière d’une terrasse dans La grande illusion.
Il joue avec un lyrisme maîtrisé, sa voix évitant le trop plein, accompagnée çà et là de chœurs féminins en contrepoint. On retrouve dans Chagrin d’honneur, le single qui annonce le disque, ce qui manquait peut-être à Bienvenue au club, l’addition de l’énergie du Rock et la réflexion de la chanson à textes. Car ce qui a souvent nui à Kent, c’est sa difficulté à assumer une certaine bicéphalie. Lui qui tendait à poser une frontière entre ce qui était Rock et donc légitime et ce qui ne l’était pas. En vieillissant, on sent bien qu’il a compris que tout cela avait bien peu d’importance. Des Oranges bleues à La dérive des sentiments ou encore Rester amis, ce qui intéresse Kent c’est de dessiner des émotions pareilles à des continents, aller du particulier au singulier, du minuscule à l’universel.
Il ne faudrait pas, eu égard à la qualité des textes du monsieur, oublier pour autant la dimension compositeur dans le travail de l’ancien Starshooter. Dans La grande illusion, il explore de nouvelles pistes, comme ce Si c’était à refaire, presque slammé, presque Free Jazz avant de rejoindre l’indolence d’un cœur en automne.
Avec La grande illusion, Kent se rappelle à notre mémoire, cette figure attachante, sincère, ces belles âmes discrètes et humbles, ces artistes rares comme Hubert Mounier (que l’on n’a pas fini de regretter). Des amis qui nous donnent de leurs nouvelles épisodiquement. Kent, avec La grande illusion, nous donne de ses nouvelles en 2017 et elles sont bonnes. Pour une fois que les nouvelles ne nous entraînent pas dans une morosité sans fonds, il serait dommage de s’en priver.
Greg Bod
Kent – La Grande Illusion
Label : AT(h)ome
Sortie le 03 février 2017