A l’occasion de la sortie de Grave, on a évoqué avec Julia Ducournau son film mais aussi Bonnello, Cronenberg et Felix Van Groeningen.
S’il y a bien un film qui a marqué « La Semaine de la critique » à Cannes en 2016, c’est bien Grave, le premier long métrage de Julia Ducournau. Un film de genre étrange et dérangeant dans lequel une étudiante végétarienne est soudainement tentée par l’expérience de la viande après un bizutage où elle s’est vue contrainte d’avaler un rein de lapin cru. Il y avait forcément plein de choses à évoquer avec la réalisatrice au moment de son passage à Toulouse en février dernier.
Quelle était la toute première idée à la base de votre film ?
Julia Ducournau : Je parlais avec Jean des Forêts, qui allait devenir mon producteur, de films d’horreur, de la représentation du cannibalisme, un genre assez indigent. Je remarquais que les cannibales sont traités à la troisième personne, comme des monstres. Alors que je ne mets pas du tout sur un même niveau un cannibale, et un zombie, un loup-garou ou un vampire : ces derniers n’existent pas, contrairement aux cannibales. De ne pas accepter cette part sombre de l’humanité m’a donné l’idée de faire un film où mon personnage principal serait cannibale, qu’on essaierait de comprendre. Quelle est la différence entre elle et moi ? Accepter cette part sombre est le seul moyen de définir ce que signifie « être humain », qui est le questionnement central de mon film. Je voulais montrer qu’on peut faire des choix moraux, comme durant la scène de sexe où Justine a la possibilité de tuer.
Aviez-vous un cahier des charges des choses à éviter pour filmer le cannibalisme ?
Il fallait à la fois que je montre le cannibalisme sans tomber dans des scènes de violence gratuite, qui désensibiliseraient énormément le spectateur, alors que mon but était de créer une empathie pour ce personnage, constante dès le début du film, afin que le spectateur se questionne sur sa propre humanité, en s’identifiant à ce personnage qui mange pourtant de la chaire humaine. Si je l’avais montrée dévorant un corps dès les cinq premières minutes, il n’y aurait eu aucune connexion possible avec elle.
Quand votre court Junior est passé sur Canal, il était déconseillé aux moins de 10, votre téléfilm Mange aux moins de 12. Quand on écrit son premier long, est-ce qu’on se pose la question d’une éventuelle interdiction, ou écrit-on ce que l’on veut ?
J’ai écrit pendant trois ans ce scénario. Savoir ce qu’on veut dire, savoir vers où on va est déjà suffisamment astreignant. Si j’avais pensé à l’interdiction aux moins de, je ne m’en serais pas sortie.
Je n’ai pas eu de contrainte de la part de mon producteur. Il est mon ping-pong, quasiment la seule personne à avoir lu ce que j’ai écrit pendant trois ans et à m’avoir fait des retours. C’est mon allier. Il a voulu partir avec moi car le sujet lui plaisait, qu’il me connaissait personnellement, ainsi que mon univers. S’il prend le projet, c’est à bras-le-corps. C’est ce qu’il a fait, sans se poser cette question d’interdiction. Idem avec Wild Bunch. Ce n’est pas non plus un film à trois cents millions avec des enjeux financiers colossaux. J’ai joué de ma liberté pleinement.
Du coup, j’ai pris cette interdiction aux moins de 16 ans de manière placide et calme. Je m’y attendais. Je trouve que ce n’est pas très cohérent par rapport au film, qui n’est pas un shocker, ni un bain de sang de A à Z. Grave se retrouve au même niveau que Cannibal Holocaust. Je trouve ça un peu sévère, mais c’est la société dans laquelle on vit, je l’accepte totalement.
Lucile Hadzihalilovic expliquait que son film Évolution avait eu un double problème car c’est un film de genre et c’est aussi un film d’auteur. Avez-eu ce même souci de financement car Grave flirte avec le genre, le drame et la comédie ?
C’était important pour moi d’essayer de me faire tomber ces barrières, que ce soit dans la forme du film, et dans l’écriture des personnages. Les films de genre, en France, sont un peu compliqués à financer, et les réalisateurs qui s’en sortent finissent aux États-Unis. Pendant l’écriture, mon producteur et moi nous attendions au pire, avec en plus le cannibalisme, qui ne facilite rien, même chez ceux qui aiment les films de genre. Et finalement, le financement a été moins difficile que ce qu’on avait escompté, voire très classique. Canal + et Wild Bunch sont rentrés sur des versions du scenario même pas finies, puis ARTE, le CNC et d’autres. J’espère que c’est une ouverture en France pour d’autres projets tels que Grave, et qu’on commence à comprendre qu’il y a pas de barrière entre film d’auteur et film de genre. Un auteur impose sa vision personnel du monde, avec leur grammaire, que ce soit l’horreur, la comédie musicale, l’animation. Être à Cannes, le temple du film d’auteur, est un signe qui va aussi dans ce sens.
Comment avez-vous travaillé avec Ruben Impens, votre chef-opérateur ?
J’avais repéré le travail de Ruben dans La Merditude des choses. Il a fait aussi Alabama Monroe qui a eu un succès plus populaire, mais la lumière de La Merditude me parlait vraiment. Elle n’est pas là pour flatter les corps, mais pour montrer une réalité du corps, à savoir la trivialité. Dans mon travail, la trivialité est quelque chose d’extrêmement important, a fortiori quand les personnages principaux sont féminins. Je voulais créer une sorte de cordon ombilical entre mes spectateurs et mes personnages afin que tout le monde puisse s’identifier à elle, pas juste parce que ce sont des filles, et surtout pas parce qu’elles sont sexualisées. Je voulais une lumière qui montre les cernes, les pores, la sueur. Être vraiment dans un rapport organique avec ses personnages, pour tendre vers cette universalité-là. La photo sur La Merditude est donc un travail qu’il m’a intéressée. Mais contrairement au film de Felix Van Groeningen, Grave a un aspect genré. Il fallait cerner comment on allait éclairer le genre, éclairer la comédie, éclairer le drame, de telle sorte que tout ça ne soit pas trois lumières différentes et qu’il y ait une cohérence.
Photo : La Merditude des choses
Toujours dans ce soucis d’empathie avec le personnage, je souhaitais que les scènes de genre soient traitées de manière très réaliste. Je ne dis pas naturaliste, mais les sources soient dans le champ, et qu’on comprenne d’où viennent les sources, qu’elles ne soient pas flatteuses, qu’elles ne mettent pas en scène le genre. Il fallait qu’il y ait une immédiateté dans le rapport au cannibalisme. Les scènes sont donc éclairées au néon, que l’on voit, qui fait une douche sur elle. Cela permet aux spectateurs d’être avec Justine. Il y a une distance salutaire dans les films de zombie, de loup-garou ou vampire car elle permet de dire « ça va, ce sont des être qui n’existent pas, ils ne font pas partie de l’humanité ». Alors que moi, je voulais abolir cette distance et qu’il y ait cette proximité très forte avec le personnage. Mais du coup, on s’est dit qu’il fallait quand même créer une sorte de tension et d’appréhension quand on filmait le campus, pour que les scènes genrées n’arrivent pas comme un cheveu sur la soupe. Ruben et moi avons donc décidé de ne pas être forcément dans un réalisme pure pour créer les scènes les plus domestiques, et au contraire même, ajouter des éléments de tension grâce à la lumière.
Prenons la scène de la douche de sang, clin d’œil à Carrie, car je savais que tout le monde l’anticiperait. Ce n’est pas mon film préféré, mais j’aimais l’idée de m’amuser avec cet « incontournable ». Ils sont en plein après-midi en extérieur et ils ont tous un liseré magenta sur une partie de leur visage qui n’a rien à foutre là. Il n’y a aucune légitimé de cette source sur eux à ce moment-là, mais elle anticipe le sang qui va tomber sur eux. Cette étrangeté-là permet une vraie cohérence dans la scène. On a fonctionné ainsi partout. Je crois plus à une lumière qui correspond à l’état de mon personnage qu’à la continuité de la lumière avec des raccords. Quand Justine est dans sa chambre, elle est parfois éclairée par un lampadaire blanc, et parfois par un orange pour créer une cohérence par rapport à ce qu’elle vit.
Et avec Séverin Favriau comme ingénieur du son ?
Séverin Favriau et le mixeur Stéphane Thiébaut ont fait un travail colossal en peu de temps sur le film. On a fait deux mois de préparation pour trente-sept jours de tournage. Pour le montage, on se préparait pour Cannes, du coup, on a un peu tout fait en même temps, du premier janvier jusqu’à trois jours avant Cannes.
L’idée d’être au plus près des corps était une fois de plus notre préoccupation première, et d’avoir des vrais sons organiques, de jouer avec eux à des endroits où ils ne sont pas censés être, même sur des plans larges. Quand Justine écoute son coloc se faire sucer à travers la porte, le son de l’orgasme et de la pipe prennent tout l’espace alors même qu’on est dans un plan très large. Le son rappelle le corps, ses mouvements et l’organicité.
Bertrand Bonello est remercié au générique de fin. Vous aviez participé à son film De la guerre. J’ai lu aussi qu’il devait jouer le rôle du père dans votre film… Sa filmographie est traversée par la transformation, la métamorphose, les monstres. Vous a-t-il conseillé ou est-il une source d’inspiration ?
La réponse est « non, mais… ». J’ai rencontré Bertrand en première année à l’école. Il a été mon tuteur pour mon scénario de fin d’études. Son travail n’a pas une influence directe sur mon travail, mais on a des intérêts communs. Son cinéma me parle beaucoup. Il était évident pour moi quand j’ai écrit Grave que j’allais lui faire lire, parce qu’on est amis, que c’est mon ancien prof et qu’on partages des obsessions communes. Toutes les personnes qui ont lu mon scénario sont au générique car je considère qu’ils ont participé à l’aventure d’une manière importante. Je me suis aussi tourné vers lui pour avoir des conseils sur comment gérer mon premier tournage de long-métrage. Il fait un peu figure de mentor, d’une certaine manière.
Dans sa carte blanche, Bertrand Bonello a choisi Chromosome 3 de Cronenberg. Grave rappelle aussi son travail…
Il n’y a pas de références directes à Cronenberg dans mon film, car tout me parle chez lui. J’ai vu tellement de fois ces films que je ne pourrai pas choisir une scène en particulier. J’ai découvert le cinéma de Cronenberg jeune, ado, sans savoir ce qui me plaisait. En commençant à filmer, j’ai compris que c’était effectivement le rapport au corps, mais aussi à la mortalité. Sa relation à la réalité est d’un point de vue scientifique. Il est biologiste, et je trouve que cela se ressent. Son rapport à la mortalité est d’une grande honnêteté, lucidité, comme s’il refusait qu’on l’atténue. C’est pour cela qu’il utilise très peu de mouvements de caméra, avec des plans fixes très cadrés qui lui permettent de dire « on est dans une fiction mais la réalité, c’est ça ». Il y a une beauté dans cette mortalité qu’on doit accepter. La manière qu’il a de voir dans la putréfaction et dans l’abjection du corps une sorte de beauté me touche énormément. Dans Vidéodrome ou eXistenZ, l’homme meurt et renaît dans autre chose. Tout cela me donne de l’espoir et me fait sentir très vivante. La Mouche m’a sûrement influencée puisque ce film interroge « qu’est-ce que l’humanité ? » : à la toute fin du film, alors que le personnage principal n’a plus du tout une apparence humaine, il pointe le fusil sur lui et il est plus humain que tous les gens dans la pièce. Je trouve ça merveilleux.
(Attention, au delà de cette limite, il y a quelques légers spoils.)
Pour rester avec Felix Van Groeningen, votre film m’a fait penser à Belgica pour le destin croisé des deux frères. Cette idée est-elle arrivée tôt ?
Oui, ces destins en chiasme étaient obligatoires. Justine a un destin ascendant vers l’humanité, alors que sa sœur a un destin descendant vers son animalité. J’aimais bien l’idée de renversement des pouvoirs. La petite regarde sa sœur comme si c’était Dieu le Père, et à la fin, elle s’occupe d’elle comme si c’était une enfant. Abel et Caïn sont des références auxquelles j’ai beaucoup pensées. Le centre de ce chiasme est cette scène sur la route, où elles se regardent en chien de faïence où elles sont à l’égalité, avec deux êtres humains qui se ressemblent parfaitement et qui font suivre des routes très dissemblables. Quand j’ai pensé la construction de ce couple-là, j’ai pensé à une cellule qui faisait sa mitose. Au début, on a une fusion parfaite, avec des intérêts des deux côtés. Puis la mitose se fait avec un arrachement, avec deux cellules différentes, qui est cette scène à la prison, où on voit que les deux sont très similaires et très dissemblables. Elles ne sont plus une, avec cette vitre entre elles. Elles sont l’opposé l’une de l’autre en étant la même personne. Ce troisième visage est né de leur évolution, sur la vitre. C’est un plan très compliqué à faire.
Par contre, dans la première version du scénario, Alexia et Justine n’étaient pas sœurs. Alexia était une fille du campus, qui avait une attirance homosexuelle pour Justine. Et cela ne m’allait pas car il y avait un rapport sadomasochiste assez gratuit. Devenir sœurs a permis ces allers-retours entre amour et haine, de façon très naturelle, sans avoir recours à des explications. Même si on est enfant unique, on sait que des sœurs, c’est comme ça. Et c’est un rapport très cinématographique, très visuel, plus qu’un rapport amoureux.
J’aime beaucoup la toute dernière scène qui allège un peu l’histoire…
C’était important pour moi de finir le film sur quelque chose de pas glauque, qui ne collait pas à la peau. Après tout ce qu’on a traversé, en tant que spectatrice, je n’aime pas finir sale. J’avais envie de donner un souffle et de rappeler qu’il y a des solutions.
Interview réalisée par Carine Trenteun – février 2017
Merci à Annie (American Cosmograph) et Pauline (Wild Bunch).