Rencontre avec Kerascoët

Cette année, Kerascoët – ou plutôt un demi-Kerascoët – était à Angoulême. Sébastien Cosset – non accompagné de sa chère moitié, Marie Pommepuy – nous parle de Satanie, du métier de bédéaste à quatre mains et du « privilège » d’exercer en France…

C’est une idée originale dans la BD d’avoir trouvé un pseudo pour deux auteurs, je ne connais pas de cas similaire ?
Comme Metallica, qui sont quatre personnes qui font de la musique en ensemble, Kerascoët –on ne signe pas les Kerascoët -, ce sont deux personnes qui font du dessin ensemble, avec le même genre d’alchimie, c’est-à-dire qu’on travaille sur les mêmes planches avec des outils un peu différents.

Mais dans la BD, c’est vachement plus rare quand même…
Dans la BD, c’est peut-être plus une question d’égo… Enfin nous, comme on est un couple, c’est moins marqué. Mais après, il existe quand même des collectifs, des studios, qui n’ont pas forcément un pseudo mais qui bossent ensemble sur un projet.

Comment fonctionne votre duo ?
Il y a une complémentarité, sinon ça ne marcherait pas. Et puis on s’est rendu compte – mais on ne l’a pas cherché plus que ça – que ça s’était fait naturellement. On s’est dit tout simplement : utilisons cette complémentarité.

Parlons un peu de Satanie… Apparemment l’accouchement du second tome a été un peu compliqué ?
Un peu mais pas tant que ça…

Mais alors pourquoi Dargaud, le premier éditeur, a-t-il renoncé à publier le second tome ?
Satanie – Fabien Vehlmann & KerascoëtCe ne sont pas forcément eux qui ont arrêté. A un moment donné, on s’est demandé si on devait vraiment le faire en fait. De plus, au moment où le premier Voyage en Satanie est sorti, on a fait un premier enfant. Ça change la vie, ça change le planning, tout était chamboulé. On n’a pas pu vraiment travailler dessus. Et après, comme on ne fait pas les choses à moitié, ça a été rebelote : on a fait un deuxième enfant et pareil, la crèche, etc. C’était compliqué et en plus il se trouve que les ventes n’avaient pas vraiment suivi. Le bouquin était quand même passé relativement inaperçu. Nous-mêmes n’étions pas très contents de la couverture. A l’époque aussi, on était très concentrés sur l’arrivée du bébé, du coup on était sans doute moins pertinents. On a laissé passer un truc qui a fait que cette couverture était ratée… il y a plein de choses qui ont fait qu’après on avait une revanche à reprendre en se disant que ce livre devait exister, et qu’il fallait le faire dans les meilleures conditions possibles. Barbara et Chlotilde (ndr : Clotilde Vu et Barbara Canepa, de chez Soleil) étaient partantes pour le faire, comme ça… De mon côté, je voyais la qualité graphique et éditoriale de la collection Métamorphose, et ça me donnait envie aussi. Quant à Dargaud, ça ne les dérangeait pas, ils se sont simplement dit qu’ils avaient tenté un truc qui n’avait pas marché…

Moi qui pensais que c’étaient eux qui avaient décidé d’arrêter…
Ça ne marchait pas vraiment donc ils n’ont pas insisté. Ils étaient réalistes, et vu comme le tome 1 était parti, ça n’était pas très prometteur. Et nous, on se disait : « OK, est-ce qu’on a envie de bosser pendant six mois sur un truc dont on sait qu’il y aura un tout petit tirage ? » Le seul avantage pour nous aurait été de se faire plaisir. Le truc le plus intelligent à faire était de remettre les compteurs à zéro en concevant un autre objet, et ça ils n’étaient pas prêts à le faire. Il est vrai que quatre ans après, Dargaud n’était pas prêt à réinvestir de l’argent là-dedans, mais je les comprends, je n’ai aucun souci avec ça. Par contre, Clothilde et Barbara étaient partantes et ça nous a apporté une bouffée d’air frais. On s’y est donc remis avec fougue et enthousiasme (rires).

Ça se voit sur la couverture en tout cas. Celle-ci est très réussie, c’est selon moi une des meilleures couvertures de ces derniers mois. Ça n’a vraiment plus rien à voir avec le tome 1 de Dargaud…
En effet, on était passé sur autre chose, dans une autre sorte de collection. Et puis on savait qu’on avait raté la première, et là on se disait qu’on allait peut-être y arriver ! On voulait un truc très organique, à la fois un peu inspiré de l’Enfer de Dante et en même temps qui avait à voir un peu avec les vaisseaux sanguins… On a utilisé pas mal de documentation sur le corps humains, avec des clichés au microscope pour l’intérieur du bouquin. On s’est nourri de tout ça et on a pu faire le livre qu’on avait envie de faire. Maintenant on est très contents !

Jolies ténèbresA propos du livre, on aimerait bien que toute la production BD place l’imagination à un tel niveau. Déjà avec Jolies Ténèbres, il y avait vraiment quelque chose de particulier. Où trouvez-vous votre inspiration ? Est-ce le fait de travailler avec Vehlman ?
Tout d’abord, c’est le fait de travailler en collaboration. On est plus productif, on peut rebondir, s’étonner les uns les autres, car en fait c’est super dur de s’étonner soi-même… Je trouve que le fait de travailler en collaboration avec des gens en qui on a vraiment confiance, avec qui on a envie de travailler, est un excellent moteur. Déjà, le fait qu’on travaille à deux avec Marie fait que ce moteur existe, avec l’envie de repousser des limites, de se donner des challenges et d’étonner l’autre aussi. On doit se prouver qu’on a chacun quelque chose à apporter dans notre collaboration, donc ça nous pousse plutôt vers le haut

Comment fonctionne votre collaboration en couple et quelle est le secret de la synergie qui transparaît dans votre travail ?
Je pense que c’est important dans un couple d’avoir cette espèce de fierté de ce que fait l’autre. On cherche à entretenir cela, donc il y a ce moteur là. Et puis aussi le fait de travailler avec Fabien qui fait vraiment des scénarios sur mesure, comme le faisait Hubert aussi. Notre collaboration scénaristique, c’est toujours de vraies collaborations entre amis, une envie d’échanges… et puis ce goût de ne pas se répéter, de trouver des choses et surtout d’utiliser cet espace de liberté qu’est la bande dessinée. Il n’existe pas d’espace plus libre en fait… C’est à la fois une industrie parce qu’il y a une diffusion industrielle et en même en terme de créativité, il y a une liberté quasi illimitée. Quand on en parle avec des gens qui travaillent dans l’animation, par exemple des auteurs américains qui travaillent dans le comics, ils nous confient qu’ils adoreraient faire ça. Ce qui m’avait marqué personnellement, c’est lorsqu’on avait été visiter les studios Pixar à San Francisco, les gens qui nous avaient invités connaissaient notre travail ! Et c’est fou de se rendre compte qu’en fait ils avaient envie d’être auteurs de bande dessinée à Paris ! Ce sont des créatifs mais en même temps ils ont des contraintes énormes liées au format industriel En voyant les objets qu’on arrive à sortir – eux ils n’ont pas ça, quand ils font de la bande dessinée, ce sont de petits fascicules, pas des livres avec une couverture cartonnée -, ils nous envient cela énormément, mais également notre liberté totale de ton. On réalise ainsi que quand on a ça, il faut l’utiliser, s’en servir, d’autant qu’on avait choisi assez tôt avec Marie et Fabien de s’adresser à un public adulte, avec qui il y a encore moins de contraintes. Ce qui est différent du public enfants, où il y en a beaucoup plus, ce que je comprends parce que moi-même je n’ai pas du tout envie de lire n’importe quoi à mes enfants… C’est tout cela qui nous incite à repousser les limites, à utiliser à fond cet espace de liberté, sans compter le côté jouissif de créer des univers.

On sent parfaitement cette jubilation, en tout cas avec Satanie… Là on sort vraiment des sentiers battus, on est très loin de l’académisme propre à une grande partie de la production actuelle.
Ah oui, c’est important parce que quand on se fait « chmire » à faire quelque chose, les gens s’emmerdent à le lire… Pour notre part, on s’efforce de propager notre propre enthousiasme !

Justement quand tu parlais de public adulte… il y avait eu une mini-polémique avec Jolies ténèbres à l’époque de sa parution, où pas mal de gens avaient été choqués par la teneur du propos et la crudité de certaines situations. Qu’en était-il exactement ?
En fait, cette histoire n’était pas ce à quoi ils s’attendaient… Mais après, n’est-ce pas le principe des artistes d’apporter quelque chose auquel on ne s’attend pas ? Par ailleurs, j’ai l’impression que c’était beaucoup dû au fait qu’on avait sorti ce bouquin chez Dupuis, éditeur des Schtroumpfs, de Spirou, etc. et qu’ils ne s’attendaient pas du tout à une telle proposition dans ce cadre-là. Ce fut une grosse baffe dans la tronche !

Certes, ce n’est pas un livre à mettre entre toutes les mains…
Nous, on le faisait consciemment et eux aussi car Dupuis avait très envie de réveiller son catalogue avec quelque chose qui était vraiment de l’ordre de l’OVNI. A mon avis il n’y aurait pas du tout eu cette polémique si on avait fait ce livre chez Métamorphose.

SatanieSi ça a choqué une partie du public, c’est que l’objectif a été atteint parce que si ça passe inaperçu, c’est encore pire, non ?
Oui c’était très tranché. Il y avait ceux qui adoraient, ceux qui détestaient mais pas trop d’avis tièdes. Et puis il y a toujours ceux qui se disent « j’en ai rien à faire », mais globalement c’était très tranché.

Ce qui était déroutant dans cette bande dessinée était le décalage entre l’aspect très naïf du dessin et la noirceur du propos…Qu’avez-vous voulu exprimer à travers cette histoire ?
Proposer un tel décalage était totalement justifié, dans la mesure où cela concernait la cruauté de l’enfance. Pour moi, le thème du livre c’est la perte de l’innocence. Le passage à l’âge adulte aussi, une phase très symbolique dans l’univers enfantin, qui était très nourri de nos propres références, notamment Sa majesté des mouches. On voyait un peu cela comme une expérience de lecture qu’on allait imposer aux gens, un peu plus comme un film de David Lynch. On ne sait pas exactement où on va mais lorsqu’on a fini le film, on se demande ce qu’on a vu. On a alors envie de le revoir pour vérifier si ce n’était pas une hallucination, comme pour Mulholland Drive par exemple…

Vous arrive-t-il de vous autocensurer et dans quel cas ?
Tout d’abord, il y a des choses qu’on n’a pas très envie de faire, du sexe explicite par exemple. Parfois en en parle, on l’évoque. On essaie de le mettre en scène pour que ce ne soit pas trop cru. Mais non, on ne s’interdit rien, on essaye au contraire de se libérer de ça. En fait, on s’est rendu compte que lorsqu’on était jeunes, on s’interdisait énormément de choses. En ce qui me concerne, je n’arrêtais pas de me dire : « non ça je ne peux pas le faire ». Et un jour quelqu’un m’a dit : « qui t’a dit que tu n’avais pas le droit de le faire ? » Dans le cas présent, personne ne m’a rien interdit et quand bien même. Y aurait-il une police de la pensée pour te dire quoi faire et ne pas faire ?

Ce qui relie Satanie et Jolies ténèbres, n’est-ce pas l’exploration de l’âme humaine et de ses noirceurs ?
Oui c’est ce qu’on essaye de creuser… Mais après avoir fait ça pendant quelques années, on a maintenant davantage envie de choses plus légères, plus lumineuses, avec des héros et des héroïnes. Nos récits ne mettent quasiment en scènes des héroïnes d’ailleurs – c’est notre côté Miyazaki –, des héroïnes fortes qui traversent des choses éprouvantes mais qui en même temps sont lumineuses. Cela étant, on voudrait essayer d’amener quelque chose de plus positif, surtout dans le monde dans lequel on vit en ce moment…

Avec Satanie, même si on explore les profondeurs de l’âme humaine, cela reste tout de même assez lumineux ?
Oui mais dans une certaine mesure. En fait, Fabien l’a écrit il y a quelques années, et c’est vraiment de l’ordre de la psychanalyse parce que l’héroïne creuse à l’intérieur d’elle-même et évolue vers les profondeurs. C’est le principe de la psychanalyse de se découvrir soi-même, et je pense que c’est le but de notre petite Charlotte, qui en descendant cherche à se trouver elle-même.

Une dernière question, y a-t-il une part d’autobiographie dans Satanie ?
Je pense que c’est assez proche des préoccupations de Fabien Vehlman, qu’il a eu ou qu’il a encore, car il parle souvent de psychanalyse, de rapports avec la mère. Il n’y a pas de choses ouvertement personnelles mais par contre c’est sûr qu’on y met des tonnes de nous-mêmes quand même, bien planquées…

Propos recueillis par Laurent Proudhon à Angoulême le 27/01/2017

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