Pourquoi n’entend-t-on que parler des hommes chefs dans les métiers de bouche ? Vérane Frédiani tente de répondre à cette question avec un documentaire instructif et attachant.
Qu’une femme sache cuisiner, cela semble tenir de l’évidence pour beaucoup d’entre nous, mais qu’elle soit distinguée pour sa cuisine par des prix, des étoiles et une mention dans les classements de magazines gastronomiques acclamés beaucoup moins. Avec son premier long-métrage A la recherche des femmes chefs l’ancienne journaliste, distributrice et productrice Vérane Frédiani met le doigt sur ce paradoxe finalement difficilement compréhensible, sinon par la misogynie ancestrale qui cimente encore aujourd’hui nos sociétés et nos façons de penser et phagocyte sans pitié bien nombre de cercles et de milieux.
Documentaire sur les femmes, les femmes chefs mais aussi les chefs par extension, le film invite finalement à s’interroger sur de nombreux sujets, à savoir pourquoi un métier aussi fondamental que celui de cuisinier est souvent dénigré et dévalué, les thèmes de la parité, de la transmission, du voyage, de l’exil et des échanges et des passages dans un monde très globalisé ; enfin du ou des rêve(s) que l’on se donne les moyens d’accomplir.
On pourrait reprocher au film de vouloir, avec gourmandise, embrasser sans doute trop de sujets, de femmes et de continents, à l’aune de son titre dévoilant clairement le grand degré d’ambition de son entreprise, mais il a pour nous le mérite de mettre en appétit, d’attiser notre curiosité envers tous ces talents féminins trop longtemps maintenus dans une ombre têtue, qui faisaient la cuisine d’hier, font celle d’aujourd’hui et feront celles de demain.
A la recherche des femmes chefs pourrait être le titre d’une encyclopédie en plusieurs volumes ou d’une série-fleuve en cinq saisons. Le fait qu’il corresponde en fin de compte à un « humble » documentaire d’une durée très raisonnable d’une heure et demi peut s’avérer frustrant, mais en fait, cette frustration pourrait bien finir par se révéler utile, tant, après ne les avoir entraperçues que très fugacement on aimerait en savoir davantage sur Kamilla Seidler, cette chef danoise costaude à rebours des clichés qui fait fi des étoiles du guide de Michelin, ne voulant peut-être pas être considérée comme une cuisinière de tombola, et trônant à 4000 mètres d’altitude dans l’excellent restaurant « Gustu », figurant quinzième sur la liste des cinquante meilleurs restaurants sud-américains et situé à La Paz en Bolivie. On aimerait également rester beaucoup plus longtemps à espionner les casseroles d’Adeline Grattard, rester aux premières loges lorsqu’Anne-Sophie Pic retravaille ou élabore une recette, manger chez cette cuisinière de rue de Guangzhong au stand très propre, voir encore comment Victoire Gouloubi mélange de manière si inattendue des recettes italiennes et congolaises, découvrir aussi qui se cachent derrière des noms qui ne sont qu’évoqués en passant – telles qu’Elizabeth David, Julia Child, MPK Fisher, Diana Kenedy, Madhur Jaffrey et Lulu Peyraud, celles qui ont influencé Alice Waters, la cheffe qui a conduit le mouvement « de la ferme à l’assiette ». Carme Ruscalleda qui a eu trois étoiles n’est pas présente à l’écran et bien d’autres, mais finalement ces absences remarquées servent admirablement le propos de Frédiani. Il y a beaucoup trop de femmes chefs partout, dans chaque recoin, il suffit d’ouvrir les yeux ! Un film d’1h30 n’arrivera sans doute pas à leur rendre pleinement justice, mais au moins il commence, pour reprendre les mots de la réalisatrice elle-même, à « faire le job ». On aimerait en fait continuer les recherches, dénicher d’autres talents insoupçonnés et dans des endroits aussi incroyables qu’à 4000 mètres d’altitude en Bolivie.
Après avoir été journaliste, présenté notamment Le Journal du Cinéma sur Canal+, produit plusieurs films, en avoir distribué une cinquantaine, co-écrit et co-produit le documentaire Steak (R)evolution de son complice Franck Ribière (2014), Vérane Frédiani passe enfin à la réalisation pour un sujet qui lui tenait vraisemblablement très à cœur. On la sent extrêmement engagée, investie ; A la recherche des femmes chefs est un film quasi militant, pourtant elle reste toujours abonnée à une constante douceur, qui se ressent entre autres dans le son de sa voix ou les extraits de morceaux instruments choisis et très délicats composés notamment par Keren Ann Zeidel, ou sa mise en scène très discrète et effacée. On retient quand même la façon de reléguer Kevin Gatin en hors-champ alors qu’il parle à sa cheffe Anne-Sophie Pic, mais sinon peu d’effets, mais avant tout de la simplicité, juste donner la parole à ces « déesses de la cuisine » pourtant boudées des médias, et déjà l’on se rend que c’est un geste quasi inédit, très politique, très fort et qui méritait bien un film, que disons-nous, plusieurs. Enfin la chanson choisie pour accompagner le générique de fin, une chanson de rap très énergique et bruyante appelée « La vie d’artiste », signée Keny Arkana et qui tranche incroyablement avec la plupart des musiques qui ponctuaient divers moments du long-métrage suggère de belle manière une rage contenue vis-à-vis de ce machisme en effet dégoûtant, qui enfin éclate, et annonce une révolution qui, peut-être, est même déjà en marche…
Matthias Turcaud
À la recherche des femmes chefs
Film de Vérane Frédiani
Genre Documentaire
Durée : 1h 30min
Date de sortie 5 juillet 2017