Disparu des radars depuis 1976, Charles Ezeimer fait son grand retour avec ce qui fut longtemps son « album inachevé ». Ses débuts, ses influences, ses galères, ses doutes artistiques… il évoque tout ça dans un long entretien réalisé à son domicile parisien. Interview rare avec ce chanteur presque oublié.
Charles Ezeimer en 1972 © Wikimedia Commons
On a rencontré Charles Ezeimer un mardi après-midi, dans son grand appartement parisien, au deuxième étage d’une petite rue tranquille.
Une fois la porte passée, on découvre un long couloir qui mène à son salon – qui lui sert accessoirement de chambre – sur lequel s’entassent des piles de vieux livres et de revue jaunies, laissant d’ailleurs peu de place pour circuler. L’appartement est dans la pénombre, les volets sont clos. Une forte odeur de tabac froid nous saisit à la gorge. Dans le salon, on découvre un vieux canapé, une table mais pas de chaise. Sur cette table, une boite de sardines à peine entamée à côté de laquelle se trouve un bol de café au lait encore fumant. Charles Ezeimer vient de se lever. il est 15h00. Il porte une robe de chambre en satin violet et une paire de charentaises aux pieds. On dit l’homme avare de confidences, peu loquace avec les journalistes. Il nous confie qu’il ne sort quasiment plus, que c’est la concierge qui lui fait ses courses, lui lave son linge et le soulage de temps à autre.
On vous dit situationniste, anarchiste de droite, dadaïste, on dit aussi que vous avez joué un rôle non négligeable dans les événements de mai 68. Qu’est-ce qui est vrai qu’est-ce qui est faux dans tout ca ?
Charles Ezeimer : Anarchiste, bien sûr. Mais anarchiste de gauche. Kropotkine m’a bouleversé. Dadaïste je ne le suis pas vraiment. On dit ça de n’importe quel vieux con, comme moi, qui porte les cheveux longs. J’ai toujours eu les cheveux bien longs. Et bien avant 1968. Cette année-là, c’est vrai, j’ai été activiste. Mais je n’ai absolument pas le droit d’en parler. Décision du tribunal de Troyes en 1972. Silence. Je reste muet, mais je n’en pense pas moins. Contre la bourgeoisie, le silence peut être une arme redoutable. Pas un mot. Rien.
« On chantait accompagné d’un type bègue avec une guitare classique. » (Charles Ezeimer)
Vous avez débuté sur des petites scènes parisiennes après guerre. Racontez-nous vos débuts, les artistes qui vous ont influencé, ceux avec qui vous avez débuté ?
Je me suis lancé sur les planches du Poisson Bulle. Bien sûr je revais de chanter aux Trois Baudets. Mais la selection était rude. J’ai croisé Canetti, une fois, vers Pigalle. J’ai rien osé lui dire. Lui, c’était une vraie oreille. Un vrai mélomane avec du gout et des ambitions. Lui aimait la chanson à textes comme j’en ai toujours écrit. Mais de là à aller lui parler, moi, pauvre petit chansonnier à l’époque, non, impossible. Alors j’ai chanté au Poisson Bulle, dans le Sentier. J’y ai croisé des chanteurs formidables, des chanteuses à voix, et je ne les ai jamais revus par la suite. On chantait accompagné d’un type bègue avec une guitare classique. C’était moche de pas avoir de piano. On faisait avec. Ou plutôt sans. J’ai commencé à chanter vers 1948 là-bas. Et puis je me suis lancé dans la poésie orale. Simplement des textes. Pas de musique. Basta. De temps à autres je demandais au guitariste de m’accompagner sur une seule corde avec un couteau sur le manche. Ça foutait la trouille aux clients. C’était violent. Je me suis fait virer. Là, j’ai plongé dans les bouquins et le silence. C’était en 57. J’avais plus un rond. Je traduisais des textes pour pouvoir payer mon loyer. Un vieux type m’avait donné sa collection de livres pornos à traduire en croate. J’ai jamais parlé le croate, mais il était persuadé que je savais. Il ne faut jamais contredire les gens qui croient des choses sur vous. Ça peut servir. Le type avait des centaines de livres cochons. J’ai traduit au hasard, il était content. C’était mon travail durant des années. Et puis il est mort. Là je me suis replongé dans les livres et le RMI.
La littérature semble tenir une grande place dans vos influences…
Colette, Apollinaire, Céline, Marfisus, les russes. Jean-Charles Amidon, un auteur obscur de SF aussi. Le type écrivait des poèmes de SF entièrement en rétrograde. Il fallait un miroir pour pouvoir lire ses bouquins. Quand il s’est mis à écrire de l’épouvante ça devenait angoissant de lire à l’envers dans un miroir car il était branché Satan. Fascinant. J’aime aussi les livres de Einsbrit Gufkan, des essais bouleversants sur l’apocalypse. Et puis il y’a Bernart Gurtfer, Hugt Lancer, et bien sur Chaman Ismor.
On sent une forme de rage, d’amertume, voire de cynisme chez vous, avec un rejet de la société actuelle dans laquelle vous ne vous reconnaissez plus… d’où vient ce profond dégoût des autres ?
De Nietzsche. Bien sûr.
« J’ai réenregistré la totalité de mes chansons en 1972. C’était un quadruple album sur la haine, entièrement en latin, avec un orchestre de musique ancienne. » (Charles Ezeimer)
Pour en revenir à vos chansons, vous êtes accompagné par un grand orchestre. Parlez-nous de l’enregistrent de cet album que plus personne n’attendait plus.
Au Poisson Bulle, j’avais rencontré un directeur artistique, Hervé Plougast. Il travaillait dans une grande maison de disques qui avait des moyens considérables et dont je tairai le nom. Nous avons commencé l’enregistrement de mon premier album en 1971 aux studios CBE sous la direction de Michel Amgboust. J’avais mes chansons, mes textes, mes musiques, et nous avons confié les arrangements au grand Michel Colombin. Un groupe de rock m’accompagnait, au début. Je les ai tous virés. Herbé Plougast en a fait une crise cardiaque au moment même où il rédigeait mon contrat discographique. Durant sa syncope, le pauvre malheureux avait ajouté quelques zéros de plus au budget de mon album. Sa mort a été une très mauvaise surprise, mais pour moi ce fut une bonne affaire. J’ai réenregistré la totalité de mes chansons en 1972. C’était un quadruple album sur la haine, entièrement en latin, avec un orchestre de musique ancienne. Que des instruments magnifiques, des cythares viennoises, la grande classe. Un an de mixage et en 1973 on commençait le pressage. Dans la nuit, avant sa commercialisation, j’ai compris que j’étais passé à côté du propos, j’ai fait détruire tous les disques. On a repris l’enregistrement avec un orchestre à cordes. Uniquement des cordes. C’est en 1974 que nous avons démarré les prises que l’on peut entendre aujourd’hui. C’était un octuple album. Presque six heures de chansons. Il est parti au pressage et à nouveau j’ai eu un doute. J’ai mis le feu à l’usine. Je voulais aller plus loin dans la conception de ce disque. J’ai écrit des heures de chansons en plus jusqu’à battre le record de Wagner avec son « Ring ». Nous avons fini les prises de « Charles Ezeimer chante » en 1976, pour de bon, avec 17 heures de chansons en français, avec des passages en grec. Le pressage de cet album était coûteux. A ce moment-là, j’avais le choix entre sortir un coffret contenant seize 33 tours de prestige et prendre un risque énorme, ou bien encaisser le reste de ce budget extra ordinaire pour vivre dessus, retourner en studio et couper par-ci par-là dans la bande afin d’en extraire le plus fort de mon album. Depuis 40 ans je mixe et remixe mon premier album pour en tirer le meilleur, la sève, le jus, le sperme. Et le voilà enfin. Le reste des bandes, je les ai brûlées. Basta.
Dans les années 80, on vous prêtait une liaison avec l’homme de presse Jean Edern Hallier, mais aussi avec l’homme-orchestre Rémy Bricka, la chanteuse Rika Zaraï et même avec l’animateur de télé Guy Lux. Vous confirmez ?
Les gens racontent tant de choses. Tout Paris attendait mon oeuvre, ça c’est certain. Donc tout le monde voulait que je plonge dans le stupre. Mais j’avais une oeuvre à pondre. Basta.
Il semble y avoir un antagonisme profond entre vous et Jean-Pierre Fromage, ça remonte à quand ?
Je l’ai rencontré au Poisson Bulle. Il y chantait, jadis. Il était mauvais. Il l’est toujours. C’est un minable. Aucune fierté. Il avait des chansons assez mauvaises, à cette époque, vers 1949. Mais au moins c’était les siennes. Lorsqu’il a rencontré Gainsbite, son impresario, il a fait tout ce qu’il lui demandait de faire. Aucune volonté, ce Jean-Pierre Fromage. Des auteurs inconnus, tous des pleutres, écrivaient pour lui, et monsieur prenait la grosse tête ! Gainsbite lui a acheté une maison vers Dax car il était tellement insortable dans Paris qu’il valait mieux l’isoler. Quand j’ai commencé à proposer à Gainsbite de s’occuper de mes chansons, vers 2013, Jean-Pierre en est tombé malade. Il a toujours été jaloux de mon talent. Lui n’en a jamais eu. Qu’il continue à chanter sur le caca et le pipi, j’ai d’autres ambitions… aujourd’hui, nous avons le même imprésario, c’est vrai, mais je peux vous dire que nous n’avons pas le même contrat et pas le même destin.
Quels sont vos projets après ce disque ?
J’aimerais me consacrer à mon bouquin. Mais avant ça, il y’a des tours de chant. Et l’histoire s’en souviendra.
Paris – août 2017