A une époque où les discours nationalistes haineux font la une, un anime plein de douceur, de patience et d’attention à l’humanité de ses personnages nous rappelle à la raison. Et à l’émotion. Dans un recoin de ce monde est un très beau film qui fait du bien à la mémoire.
[Attention, cet article contient quelques spoilers]
Entre la longue domination, au moins vu de l’occident, des Studios Ghibli, et la prolifération d’animes pour adolescents construits à partir de shonens au succès planétaire assuré, on peut parfois oublier en France que l’animation japonaise est une forme de cinéma à la fois adulte et richissime.
En se penchant sur la vie « ordinaire », – soit un qualificatif qui revient souvent, et de façon admirative à propos de Suzu –, d’une très jeune femme mariée contre son gré et vivant dans des conditions rudimentaires dans la montagne pas très loin d’Hiroshima (le film se passe d’abord un peu avant, puis pendant la seconde guerre mondiale…), Dans un recoin de ce monde propose un voyage d’abord délicieux puis, inévitablement (?), terrible, à travers une époque désormais lointaine où les tâches quotidiennes, de plus en plus difficiles à accomplir alors que la Guerre se rapproche, constituaient le seul horizon de l’existence féminine.
Certes, le scénariste et réalisateur, Sunao Katabuchi, n’est pas un novice : il a d’ailleurs fait ses classes chez Ghibli au côté de Miyazaki, et a déjà remporté divers prix au cours de sa carrière. Mais il choisit ici avec beaucoup d’audace de réduire la fiction à son strict minimum, en s’attachant de manière quasi documentaire à la description patiente des gestes du quotidien, et en dédramatisant d’une façon exemplaire jusqu’aux scènes les plus atroces de la dernière partie du film. Katabuchi fait le choix du réalisme, ce qui se manifeste dans le dessin de décors soigneusement basé sur des photographies de l’époque, et fait preuve jusqu’au bout une détermination remarquable. Ainsi, si la liberté offerte à son héroïne par son talent de peintre et de dessinatrice offre un temps une échappatoire à son existence difficile, la perte de son bras au cours d’un épisode éprouvant la ramènera cruellement à sa condition : là encore, Katabuchi « n’en fait pas un drame », et choisit encore et toujours la douceur. C’est qu’on est ici plus proche de l’épure stoïque à la Ozu, ou à la limite du mélodrame retenu à la Naruse, que des représentations contemporaines typiquement extraverties ou spectaculaires. Même le final, bouleversant, qui évoquera inévitablement le merveilleux Tombeau des Lucioles, reste heureusement bien en deçà de ce que le sujet pouvait faire craindre.
Dans un recoin de ce monde est un film qui fait du bien à l’âme en refusant le pathos, en évitant tout excès lacrymogène : il finit par nous imprégner de la certitude, exprimée avec élégance tout au long du film par un dessin magistral, faussement simpliste, et surtout une mise en scène limpide, voire sereine, que, quoi qu’il arrive, la vie continuera.
Eric Debarnot